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"Les Cahiers Marcoeur", 3e épisode
La chemise mauve : Abel
Article du 28 avril 2004

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LA CHEMISE MAUVE : ABEL

Le livre à la main, un sourire aux lèvres, Abel soupire de satisfaction. Il contemple la pâte dorée par la porte entrouverte du four. L’odeur chaude de la tarte au citron caresse son visage. Il imagine Luciane accroupie près de lui, le menton posé sur ses mains ouvertes, les yeux brillants dévorant la tarte, le bout de la langue sur la lèvre supérieure, et le regard qu’elle finit par lui couler en douce :

- On la garde pour le goûter ou on la mange tout de suite ?

Il répond à haute voix à sa petite fille absente :

- On va attendre un peu. Ce sera meilleur.

Il referme la porte du four avec précaution, puis entreprend de se relever. Ses genoux craquent. La tête lui tourne un peu. Il s’ébroue. Il sourit à nouveau en pensant au sourire gourmand de sa fille. Il jette un regard autour de lui. La cuisine est propre, il l’a rangée et nettoyée pendant la cuisson. Sur la table de formica deux sets, deux assiettes et des couverts attendent le repas de midi. Tout est prêt. Il passera chercher son cadeau tout à l’heure en ramenant Luciane.

Un cliquetis étrangement sonore lui fait lever la tête. Au sommet du frigo, un vieux réveil titube et lui apprend qu’il est dix heures moins dix. « Seulement ! » murmure Abel en posant le livre sur la table de la cuisine.

Il se tourne vers l’évier, ouvre le robinet, trouve curieusement l’eau plus froide sur une main que sur l’autre, mais ne s’en inquiète pas. Ses doigts encore humides vont défaire dans son dos le noeud du tablier qu’il a mis tout à l’heure, une sorte de toile cirée un peu raide dont il n’aime pas beaucoup le contact.

Tenant le tablier, il se retourne vers la fenêtre qui se trouve à sa droite, à un mètre à peine. Tandis que sa main gauche accroche le tablier à l’espagnolette, la droite écarte délicatement l’un des rideaux de dentelle. Pour mieux voir, il baisse la tête et se voûte imperceptiblement en un mouvement déjà fait un million de fois, car la tringle du rideau se trouve juste à la hauteur de ses yeux.

En face, indifférente à d’autres regards que les siens, la fenêtre de Bulle - la fenêtre de sa cuisine - est muette, grise, anodine. Il l’a vue l’ouvrir vers sept heures et quart, se pencher au dehors et la refermer vers huit heures trente, juste avant son départ, son écharpe rouge flottant devant elle. Elle allait travailler, probablement, encore qu’Abel répugne à conjuguer ce verbe avec Bulle pour sujet. Il a énuméré mille et une activités possibles et les a rayées d’un trait de plume à mesure qu’elles lui semblaient tour à tour inacceptables, déplaisantes ou tout simplement improbables.

Elle ne peut pas être secrétaire, vendeuse, caissière, infirmière, institutrice. Il l’a rayée des cadres, des professions libérales et de l’artisanat. Elle ne peut pas chanter ni jouer la comédie : elle rentre tôt le soir. Bien sûr, il lui arrive de sortir. Bien trop souvent à son goût, mais au moins les métiers de la nuit sont exclus.
D’ailleurs elle ne reçoit jamais personne après minuit. Il est exclu qu’elle fasse des ménages : cette femme ne sert personne. Sur ce point, Abel est catégorique.

Cependant, elle a sans doute une profession, sinon un métier, du moins un emploi régulier qui, cinq jours par semaine, lui fait quitter son domicile vers huit heures quarante-cinq et y revenir entre dix-huit et dix-neuf heures, le temps de faire les courses sans doute, de passer voir quelqu’un, de flâner un peu. Ce ne sont pas là des horaires d’usine. Elle travaille peut-être dans une administration... mais il ne la voit pas manipuler de la paperasse ou remplir des feuilles de paye. Quant à travailler dans une banque... non, ce n’est pas son genre.

Il est difficile de dire combien de fois Abel s’est posé cette simple question : « Que fait-elle ? » A la longue, l’interrogation n’a plus progressé, elle s’est rigidifiée en une sorte d’énonciation circulaire, une litanie de métiers ou d’activités toujours disqualifiées dont l’ordre seul se modifie - et encore, plus beaucoup - et dont la fonction n’est plus d’explorer des possibles mais de circonscrire une angoisse. "Bulle" vit dans l’appartement d’en face. Seule. Elle sort chaque jour selon un horaire réglé. Pour travailler. Il faut bien qu’elle gagne sa vie. Et qu’elle vive hors du cadre de ses propres fenêtres emboîtées dans celles d’Abel.

Au fil des mois, il a tout de même pu constater qu’elle vit, à l’extérieur. Elle va souvent au Royal, le jeudi ou le vendredi, en général à la séance de vingt-deux heures. Elle fait ses courses dans la petite grande surface de la place Montaigne. Aux beaux jours, il lui arrive de dîner avec une femme plus âgée qu’elle, à la terrasse de La Villa, et l’hiver dans le sous-sol du Caf’Cave...

A nouveau, la tête lui tourne un peu. Les deux rideaux du séjour, là-bas, de l’autre côté du vide, sont des pages vierges que Bulle ne remplira pas de la journée... Et si elle ne rentrait pas, ce soir encore ?

La gorge d’Abel se noue douloureusement. Cela fait bientôt quinze jours qu’elle revient tard, très tard. Dans le noir, il l’attend, tassé dans son fauteuil devant la porte-fenêtre. Il attend en vain que le salon s’illumine et s’endort sans qu’elle soit rentrée. Au matin, réveillé par l’aurore blême de février, il constate que ses volets sont fermés, qu’elle est donc bien revenue au cours de la nuit. Il enrage de rester coincé là. Il voudrait pouvoir entrer chez elle par la fenêtre, détailler les meubles et les objets, ouvrir les portes, les placards, les tiroirs, lire les lettres, défaire le lit.

Son regard se brouille brièvement et, comme s’il remettait au point un objectif photographique, il distingue le lacis de vaisseaux bleu-vert sur le dos de sa main levée. Sans s’en rendre compte, il a écrit Bulle du bout du doigt sur la vitre embuée. Il laisse retomber le rideau. Il se redresse, le silence dans la tête. Où est-il ? Il est debout, ici, dans la cuisine. Brusquement, ses sens sont assaillis par une nuée d’évènements tourbillonnants. Le réveil tinte comme une enclume, le frigo tremble, des trombes d’eau dévalent les tuyaux derrière la cloison. Abel plie l’un après l’autre ses genoux ankylosés, un frottement contre ses jambes l’avertit que Méphisto s’impatiente, les odeurs de cuisson lui chatouillent le nez et il sursaute au hurlement du téléphone.

* * * * * * * *

Le combiné est froid, inamical.

- J’écoute !

- C’est moi...

- Bonjour, Judith. Tu vas bien ?

- Ça va. Je t’appelle à propos de Luciane...

- Qu’est-ce qu’il y a ? Elle est malade ?

- Mais non, pas du tout ! ...

Il la sent agacée par son inquiétude.

- ... je voulais juste te demander de ne pas venir la chercher trop tôt. Disons vers onze heures, onze heures et demie.

- Ah ! Pas avant ?

- Si ça ne t’ennuie pas...

Abel songe au sourire de Luciane. A la tarte. L’odeur a franchi avec lui le seuil du séjour. Il ne s’est pas vu faire dix pas jusqu’ici pour décrocher.

- Ça ne t’ennuie pas ? fait Judith, insistante.

- D’accord, d’accord. Pas de problème... De quelle couleur est-elle, cette année ?

- Quoi donc ? Ah ! euh, et bien cette fois-ci c’est une côte en velours, blanche.

- Blanche ? Je croyais que tu n’aimais pas ça !

- C’est elle qui l’a choisie.

- Mmmhh... Bon. Alors à tout à l’heure. Onze heures, onze heures et quart...

- Euh, oui, c’est ça. Merci.

- Je t’en prie. Au revoir.

- Au revoir.

Il repose le combiné sans se demander si elle a déjà raccroché. Autrefois - "Il y a longtemps" ? "Jadis" ? - On ne sait jamais nommer le passé - le téléphone était pour tous deux une épreuve : ils n’en finissaient pas de se quitter, saisis par l’angoisse du déclic, la peur d’entendre refluer sur eux les vagues de solitude que charrie le bourdonnement pulsatile de la tonalité.

Abel a toujours haï le téléphone, les voix déformées et aveugles qui trop souvent résistent, opposent une amnésie farouche, avant de reconnaître celui qui appelle. A force de vivre avec lui, ou plutôt de passer de longues journées à le savoir sur les routes, à attendre ses coups de fil, ses appels inquiets, parfois indéfiniment retardés, Judith a fini elle aussi par le haïr. Aujourd’hui, finies les hésitations interminables, les " - Raccroche le premier ! - Non, toi ! - Bon alors, ensemble : un, deux..." maladroits et oppressants. Aujourd’hui, le silence s’installe entre eux dès l’au-revoir sec et insipide qu’ils échangent, conscients que la banalité des mots n’est qu’une couche de peinture proprette sur un mur en ruines.

La main d’Abel est encore posée sur l’appareil lorsque ça le prend, une sensation ancienne, ressurgie de son adolescence, vertige sans spirale, chute sans gouffre, vague montante d’irréalité, déjà vu déjà vécu. Comme s’il débarquait d’un autre monde et se retrouvait là, debout près du téléphone ; comme si tout ce qu’il venait de vivre n’était qu’un faux souvenir.

Le miaulement inquiet de Méphisto brise le silence. Le chat, assis sur son séant au seuil de la pièce, se met en mouvement et trottine vers lui, suivi de tous les bruits jusqu’alors confinés dans la cuisine. Méphisto se ramasse, bondit sur le fauteuil, passe du coussin au dossier et lève sa tête noire vers Abel. Il frotte ses moustaches et son oeil cerclé de blanc contre la main ballante de l’homme.

Avec quelque difficulté, Abel repousse les fines mailles qui l’enserrent. Sa main empaume tendrement le crâne du chat.

- Je sais qu’elle t’a manqué. Tout à l’heure, je la ramène, on fera la fête.

Il passe l’autre main sur sa tempe, glisse les doigts derrière ses lunettes pour se frotter les yeux. En cet instant, ce n’est pas le plein de la migraine qu’il ressent, mais une sorte de vide. Et aussi, un... un écoulement sur la moitié de son corps. Il se revoit assis dans la baignoire, pressant sur son visage un gant-éponge plié, tandis que sa mère lui rince les cheveux à l’eau vinaigrée.

* * * * * * *

Il ne se souvient pas avoir fermé sa porte, ni appuyé sur la minuterie et le bouton d’appel mais le voici pourtant devant l’ascenseur qui s’ouvre. Le vertige est encore présent, un peu plus vague. Il tente de se concentrer sur des repères précis, pour ne pas laisser monter en lui une angoisse dont l’absence même est singulière. Il sourit.

- Alors, l’angoisse, on se réveille ?

Sa voix dans l’ascenseur lui rappelle les ordinateurs bavards des films de science-fiction. Il rit bruyamment. Il perçoit des bruits de clés, des pas pressés dans le couloir. Cette fois-ci, il n’a pas envie de retenir les portes de l’ascenseur pour le retardataire. De toute manière, ces portes se ferment vraiment trop vite. Plus vite qu’un couperet de guillotine. Il rit à nouveau.

"Nous sommes le mercredi seize février. Je suis en vacances depuis hier soir. Aujourd’hui, ma fille Luciane a neuf ans. J’aurai trente-six ans mardi prochain. Mercredi, je reprendrai la route et m’en retournerai vanter les mérites des soutien-georges, bodiz, bédides guloddes et autres caracos de la maison LadyHawke, sise Zone Industrielle Nord, Tourmens cédex douze.

... Mon programme de prospection du département et des trois départements limitrophes est prêt depuis longtemps. Je sais où je me trouverai chaque jour de la semaine qui vient, de celle d’après et des cinq semaines suivantes. Je sais aussi quels soirs je pourrai rentrer coucher chez moi, quels soirs je ne pourrai pas (ses poings - le gauche un peu plus que le droit - se crispent lorsqu’il prononce cette phrase) mais aujourd’hui mercredi Luciane ma petite fille tu as neuf ans, et malgré tout ce qui nous sépare, les vingt-sept années et neuf jours, le kilomètre neuf cent, le divorce, tous les jours de la semaine sauf le mercredi et un week-end sur deux, oui malgré tout ça je viens te chercher."

L’ascenseur ralentit, vibre, s’immobilise et s’ouvre. Abel émerge dans le hall sale de la résidence des Charmilles, « - et merci de nous dire où il y a pu y avoir des charmilles par ici, ça fait trente ans au bas mot qu’on a pas vu un arbre en liberté ! »

Il s’approche des boîtes aux lettres, caresse la petite lucarne portant son nom : Abel Saks, décide de laisser l’éventuel courrier attendre son retour. Ne pas se laisser abattre par les factures, les prospectus annonçant qu’on a (peut-être) déjà gagné un milliard, le journal dégoulinant de meurtres et de rachats d’entreprises...

Luciane. Penser à Luciane. Ne pas penser à "avant". Il n’y a rien eu avant Luciane. Il y a Luciane, puis Bulle. Ne pas penser à Bulle. Luciane. Petite fille. Ma petite fille.

Tout à l’heure, avant de sortir, Abel a ramassé sur la table du séjour le cahier dans lequel il consigne ce que lui livrent les fenêtres de Bulle. Il est entré dans sa chambre et l’a glissé entre d’autres cahiers sur une étagère. L’un d’eux, plus grand, dépassait. Il l’a pris, l’a ouvert, a caressé la photo d’une petite toute petite fille qui tient, serré contre sa petite oreille, le gros combiné noir d’un téléphone et semble lui confier des choses très secrètes. Entre les photos, ses yeux ont effleuré des phrases rarement relues mais dont il peut se rappeler presque chaque mot : Au début - au tout début - quand j’entrais dans la chambre pour y chercher ou y ranger quelque chose, je sursautais au glissement de sa petite tête brune sur le drap, je m’entendais dire tout haut : Mais ! Il y a quelqu’un ici !

- Luciane, je viens te chercher, ma petite fille.

L’air est froid. Son oreille droite picote. « Tu bouges tes oreilles, Papa ? » Le rire de Luciane, suivi d’un froncement de sourcil scrutateur. « Bon, mais comment tu fais ? - Mmmhh, il faut beaucoup d’entraînement. - Tu me montres ? Aaahsuper ! Et une oreille à la fois, tu y arrives ? » Son oreille droite picote. Il a l’impression fugace qu’il va y arriver... « Pour ton anniversaire, j’ai appris à ne remuer qu’une oreille, c’est pas formidable ? ... Eh non, l’autre est engourdie ... le froid, sans doute. Où sont mes clés ? Elles étaient dans ma poche, est-ce que - Ah ! les voilà. »

Sur le parking, la Citroën est maculée de boue. « On va la laver ? - Chouette ! Dis, t’achètes du popcorn pour manger pendant qu’on passe dans le tunnel ? - Okay !... C’est ça, ma belle, démarre. Toi aussi, tu veux la revoir, la petite. »

Sous le tableau de bord, à droite, une lumière verte apparaît en même temps que le moteur se met à tourner. A travers le corps transparent de la cassette, Abel voit le ruban rose défiler, le ruban brun lui emboîter le pas. Bruit de porte qui claque, pas dans un hall sonore.

Juste quand tu démarres...
La Citroën sort du parking de la cité Saint-Jacques et s’engage dans le boulevard.
Le minimum...
Il longe par la gauche les immeubles bleu et blanc. La circulation est fluide.
Juste ce que tu sais faire...
Un peu plus loin, des grappes de jeunes gens, cartables ou livres sous le bras, traversent la chaussée et pénètrent dans la Faculté de médecine et de pharmacie.
Le minimum...
On est en période d’examens, ils ont l’air moins joyeux, moins supérieurs que d’habitude, plus ponctuels aussi. Mais comment fait-on pour distinguer un étudiant en médecine d’un étudiant en pharmacie ?
Avant de mettre à pleine gomme...
L’accès au Centre Hospitalier est soigneusement filtré par un bouledogue à boutons dorés. Les trois ou quatre véhicules refoulés ralentissent le trafic.
Juste ce que tu sais faire...

Le va et vient de ses essuie-glaces apprend à Abel qu’il s’est mis à pleuvoir. « Toutes ces choses qu’on peut faire sans s’en rendre compte, presque automatiquement ! Qui donc a besoin de matériel électronique sophistiqué ? On peut tout à fait conduire en pensant à autre chose, se brancher sur pilote automatique : tout se fait sans même y songer, on ne fait pas attention à la route mais on la voit, on ne pense pas au levier de vitesse, à la pédale de frein, au volant mais on a les pieds les mains dessus, un oeil braqué devant soi, l’autre dans le rétroviseur, tout ce qui bouge est visible, même quand on ne sent presque rien si ce n’est les picotements sur l’oreille et cet écoulement du côté droit. Manuel Zen de Conduite Automobile, Chapitre Un : Du détachement. »
Le minimum...

Sur le pare-brise, les essuie-glaces étalent un voile gluant. La main droite d’Abel se pose sur l’auto-radio, éjecte la cassette. Deux doigts engourdis tâtonnent à la recherche d’un canal accueillant entre les scies stridentes, les ritournelles publicitaires, les voix inconnues ou simplement antipathiques. Tiens ! Lilith ! Qu’est-ce qu’elle raconte ?

Ce ne sont plus les folles nuits de Sigmund Freud mais... (musique de Chopin) ouais, les amours de George Sand. Les histoires de l’Histoire, ça vous change des sempiternelles discussions de l’an dernier entre Lilith et son invité psychologue (Le Malaise Des Jeunes Et Comment Valoriser Leurs Manifestations), sociologue (Le Malaise Des Populations Et Comment Banaliser L’Intégration), sexologue (Le Malaise Des Couples Et Comment Favoriser La Pénétration), ou psychanalyste (Tout Ce Quoi Dont Que Je Cause Il Est Signifiant Et Vous C’est Pareil), çui-là avec un nom en Lévi-Cohen et l’accent pied-noir de préférence, c’est plus exotique et plus crédible : ils ont certainement dû avoir une Mèrre, ceux-là, et que je t’énumère la bibliographie de base en fin d’émission : tout ce que vous avez vécu, ressenti ou imaginé a déjà été raconté, décrit ou analysé pour vous, et dans des collections accessibles à tous les budgets, d’ailleurs le livre de notre invité vient de paraître.

Abel soupire. Il est bien loin le temps où il freinait en catastrophe près de la première cabine téléphonique venue, engloutissait sa monnaie pour appeler les studios en se contenant à grand peine - surtout ne pas laisser éclater sa rage aux oreilles de la standardiste, attendre d’être à l’antenne, et alors, oui, se mettre à l’insulter - mais il butait toujours, évidemment, sur une ligne occupée ou même, réalisant qu’il devrait se présenter à une voix au bout du fil (il n’a jamais pensé donner un faux nom) il se figeait de peur et raccrochait, encore étonné d’avoir oublié sa crainte le temps d’une bouffée de colère.

« ... que je vous recommande, c’est un très beau livre que j’ai beaucoup aimé et c’est aux éditions Degramme. A demain ! (Musiquette.) Et maintenant, notre flash d’information, présenté par Philippe Gentil. (Froissements de papier.) Bonjour à tous ! OPA sur la Générale Alimentaire : le juge Tran Van Thi prononce trente inculpations pour délit d’initié. De nombreuses personnalités de Tourmens pourraient être concernées. Notre enquête dans les milieux de l’industrie du prêt-à-manger... Ils étaient six, enfermés dans un - »
Abel coupe la radio.

La Citroën s’engage sur la place des Halles. Abel jette un regard machinal à la jauge. Pas besoin de faire le plein. Aujourd’hui, il n’a pas envie de subir les commentaires météorologiques « Fait frais, hein ? Quel temps ! Y neigerait bien avec ça... » de la femme édentée qui tient la station service, carrefour Gerson. Mais pourquoi a-t-il pris à gauche ? Il aurait pu continuer tout droit vers les quais. Le voici obligé de contourner la place. A l’heure qu’il est, chaque porte des grandes halles de verre est obstruée par deux camions, la circulation se fait au pas. S’il avait voulu perdre du temps, il n’aurait pas procédé autrement.

Tandis qu’il roule à petite vitesse en empruntant le sens obligatoire, Abel tente de substituer aux bâtiments flambant neufs des halles tourmentaises la haute silhouette des anciens pavillons métalliques. Le jour où on les abattait - il y a de cela bien des années - il faisait le même trajet, mais dans le 83. La place était un champ de ruines. Ne restait debout, pour quelques minutes encore, qu’un seul des trois pavillons fin de siècle. La circulation avait été interrompue le temps de l’abattre.

De sa place, le nez collé contre la vitre - il avait la sensation d’assister à la fin du monde, à la fin de quelque chose, en tout cas - il voyait un type chevelu, vêtu d’une veste en daim, bondir entre les tas de gravats et photographier à tour de bras ce qui était encore debout, volant leur image aux poutrelles, sourd aux injonctions des contremaîtres et aux menaces à peine voilées des pompiers. Lorsque le pavillon s’affaissa - au ralenti, comme dans les films -, Abel n’entendit pas le fracas de l’acier, mais le cliquetis régulier de l’appareil-photo. La poussière soulevée enveloppa le photographe. Quand elle se dissipa, Abel eut beau chercher, l’homme avait disparu.

Dans la minuscule rue des Halles, pas l’ombre d’un véhicule de livraisons. Abel profite du raccourci.
Il ralentit. La boulangerie est fermée le mercredi. C’est là qu’elle achète son pain. Et lui le sien, à présent. Un jour, en passant en voiture, il l’a vue y entrer. Il a tourné et pesté pendant cinq minutes sans trouver où se garer, a fini par monter sur le trottoir avant se précipiter vers la boulangerie. Elle avait déjà disparu. Tandis qu’il attendait son tour, l’idée lui vint de raconter un bobard, une histoire édifiante : « Ma femme vient de passer, j’ai peur qu’elle n’ait pas pris assez de pain pour ce soir j’ai invité trois personnes de plus vous venez de la voir, c’est une très jolie femme avec une robe noire, elle ressemble à Léa Serments vous savez l’actrice mais en brune, elle vient de sortir à l’instant pouvez-vous me dire ce qu’elle a pris ? »

Son tour venu, il n’osa pas parler, de crainte de se faire prendre en flagrant délit de mensonge. Et si la boulangère connaissait Bulle depuis sa tendre enfance, elle saurait qu’elle n’est pas mariée, et si le jour suivant il lui prenait de lui faire la causette : « Eh bien ma petite dame, en avez-vous eu assez avec ce que votre mari a pris hier soir ? »

- Euh, tenez, donnez-moi une baguette

La baguette était fort bonne. Du pain jaune, lourd, dense et fondant. Depuis, il a goûté tout le reste. Les bâtards, les ficelles, les complets, les seigles, les campaillous - coupés ou non -, les croissants et les pains au chocolat.
Sans jamais croiser Bulle à nouveau, sans jamais apprendre cette miette supplémentaire à son sujet.

Au bout de la rue, le feu est rouge. Penché sur le volant, Abel scrute le quai de l’Université. Quinze ou vingt mètres plus loin, une voiture manoeuvre pour quitter son stationnement. Avec un peu de chance...

Vert. Il s’engage sur l’avenue. Sous le pont piéton, juste derrière une fourgonnette antédiluvienne, la place est encore libre. Il se gare et sort de voiture. En passant sur le trottoir, il considère le véhicule d’un oeil perplexe. Ses parois ondulées sont peinturlurées de volutes psychédéliques et portent, en lettres d’or, des mots qu’il ne parvient pas à déchiffrer. L’ensemble lui rappelle vaguement quelque chose.

Il traverse l’esplanade, croise quelques étudiants en pleine discussion : « Sartre ! je te dis. - Mais non, t’y connais rien, son truc à lui c’est Camus, il raconte même que son père est allé au lycée avec, ils jouaient au foot ensemble, Camus était gardien. - Oh, arrête ton char ! », etc...
Il marchait vite, il ralentit. Rien ne presse. Il a tout son temps. La bruine a cessé. Les pavés du vieux Tourmens sont glissants. Direction : le Shogun. Quoi de neuf cette semaine ?

En traversant la rue des Comices, Abel aperçoit sur sa droite une voiture blanche, il accélère le pas. La Renault ralentit pour le laisser passer et file sans bruit en direction du Boulevard Magne.

Arrivé sur le trottoir du Shogun, il ralentit encore le pas. Il fait durer le plaisir, l’attente qui précède la découverte. Il aime se planter devant la vitrine, découvrir le monde que Mitzi présente deux fois par mois, laisser l’oeil suivre les chemins qu’elle a ménagés dans sa composition. Ensuite, seulement, il identifie les livres.

Abel se tient debout devant le Shogun. Reculons un peu pour le regarder. Il est brun, grand - plus d’un mètre quatre-vingt -, mais voûté. Ce matin, il ne s’est pas rasé. Ses cheveux ont besoin d’un shampooing et d’une coupe. Il scrute attentivement les livres exposés, les affiches et les photographies agrafées au grand paravent de bois qui clôt l’espace de présentation. Il porte un pantalon de velours clair, des chaussures informes et un caban bleu plus très jeune par le col duquel s’échappe une écharpe usée. Il semble avoir chaud. Son grand corps oscille imperceptiblement d’avant en arrière. Ses yeux papillotent derrière les lunettes rondes. Ses mains quittent les poches du caban, il secoue sa main droite comme si elle était engourdie, la frotte contre le drap. Il fait cela longuement, deux ou trois minutes au moins. Il oscille de plus en plus. Il pousse la porte du Shogun et entre. Un haut-parleur invisible susurre de la musique indienne. Au fond de la salle, un homme lève les yeux et, le voyant, se dresse et vient vers lui.

La musique indienne s’estompe. L’homme s’approche en souriant. Abel le voit remuer les lèvres, mais ne l’entend pas le saluer. Le vertige de tout à l’heure le reprend, et ne veut plus le lâcher. Ses jambes flageolent. Sa main droite, insensible, comme tendue au bout d’un bras de plomb, reçoit celle de son hôte sans la sentir. Abel se sent tituber, balayer du coude une grande pile de livres (Marc-Alexandre Navardin, Le mariage heureux, QUATRE-VINGT-MILLE EXEMPLAIRES !), s’affaisser, s’agenouiller lourdement aux pieds de son ami et s’étaler lentement sur la natte, chargé - ou soulagé ? - d’un immense fardeau, tandis que dans le silence inviolé toutes les lumières s’éteignent.

(A suivre...)

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Merci à Louise Kelso-Bartlebooth pour la préparation et la vérification de ce texte.

 note de l’intéressée : De rien, vous savez bien que c’est un plaisir... -

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