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"Les Cahiers Marcoeur", 22e épisode
LA CHEMISE BEIGE : Daniel
Article du 4 juillet 2004

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LA CHEMISE BEIGE : DANIEL

Assis au bord de la fontaine, Daniel plonge sa main dans l’eau froide. Comme si ça pouvait calmer son mal de tête. Il a encore un peu l’impression d’avoir la bouche pleine de mie de pain, mais les vives lumières qui l’ont surpris dans la rue tout à l’heure ont déserté son champ de vision. Il ne voit plus les créneaux lumineux - Maman, je vois un château-fort, c’est drôle ! - Cesse de dire des idioties, veux-tu ? - Maman, j’ai envie de vomir. - Ah, pas maintenant ou je me fâche ! - Maman, j’ai mal à la tête. - Oh, ce gosse, ce qu’il peut être comédien ! - Maman, je ne vois plus rien de mon oeil. - Docteur, docteur, vite, venez, mon fils est en train de perdre la vue ! - Madame, c’est une migraine ophtalmique, tout simplement... - Mais, comment est-ce possible ? - Eh bien, c’est souvent familial, est-ce que vous-même ou Madame votre mère ? - Sûrement pas ! Vous plaisantez ! d’ailleurs vous savez bien que cet enfant, enfin docteur, nous vous en avons parlé - mais à présent ça cogne, comme de bien entendu, et bien sûr ça fait déjà six mois qu’il n’a plus rien pour calmer ça.

Un jeune type, cigarette aux lèvres, lui demande l’heure. Daniel lève son poignet et lui montre qu’il ne l’a pas. Le garçon hèle une dame tenant un chien en laisse. La dame lui dit qu’il est neuf heures cinq. Le regard de Daniel se porte vers l’autre bout de la place Plombette. La pharmacie vient d’ouvrir.
Il se lève, passe la main mouillée sur son front et gagne péniblement la boutique. A l’intérieur, une jeune fille et un homme d’une quarantaine d’années plaisantent autour d’un présentoir Ligne Minceur des Laboratoires Legros.
- Monsieur ?
- Bonjour. Je voudrais de la miguérine.
- Je vous demande pardon ?
- De la mi-gué-ri-ne. Le médicament contre la migraine.
Le quadragénaire fronce un sourcil et regarde Daniel d’un oeil soupçonneux.
- Vous avez sans doute une ordonnance ?
- Non.
- Alors, je regrette, il ne nous est pas possible de vous en délivrer, enfin je vérifie à tout hasard...

Tout en suçant son stylo, l’homme tapote sur un clavier caché sous le comptoir, consulte le moniteur placé devant son nez et hoche la tête d’un air navré.
- Non, ça n’est pas possible, il faut que... Vous n’avez pas vu... votre médecin ?
- Je n’ai pas vu de médecin parce que je sais très bien ce que j’ai, et je prends de la miguérine depuis des années et je m’étonne Mon oeil que vous ne puissiez pas m’en délivrer et j’ai pas envie d’aller plaider ma cause chez un connard qui me regardera de travers Vous êtes sûr ?

Agaçé, l’homme fait pivoter le moniteur vers Daniel. Sur l’écran, au dessus de signes cabalistiques et sous la mention "miguérine" clignotent, en rouge, les mots

Délivrance Réglementée.

- Voulez-vous que j’aille chercher Madame Millet ?
- C’est la pharmacienne ? Faites donc.
L’homme disparaît derrière une porte affublée d’un miroir, probablement sans tain. Il doit déjà être en train de désigner Daniel à sa patronne : « Ce... monsieur nous demande de la miguérine il n’a pas d’ordonnance mais il insiste... »
- Monsieur ?
Daniel arbore un sourire confiant.
- Votre préparateur vous a expliqué, je pense. Je voudrais de la miguérine.
- Je suis désolée, nous ne pouvons pas vous la délivrer sans ordonnance, car il s’agit d’un stupéf-

Le sourire de Daniel s’efface. Son visage se met à changer. Sa voix se casse, devient plus grave et insensiblement moins rapide.
- Je le sais très bien, mais voyez-vous, je-suis-juste-au début-d’une-migraine-importante, et-we-fuis-très-embêté...
- Je comprends monsieur, mais...
- Farfe-que voyez-vous, enchaîne Daniel dont l’oeil droit se ferme lentement, lorsque-la-migraine-furvient, d’abord-j’ai-des-troubles-visuels...
Il baisse la tête en grimaçant un peu plus.
... je-n’y-vois-plus-que-d’un-oeil...
Il porte la main à sa tête.
... ça-tape-très-fort...
Il s’appuie contre le comptoir.
... et-quand-we-n’ai-fas-de-minéwide...
Il fléchit le genou.
... farfois, fait Daniel genou en terre, en levant un visage pathétique vers l’apothicaire, farfois-we-fombe-en- pawavizye... »

Il est à présent affalé par terre contre le comptoir, le bras et la jambe gauche flasques, le visage hideusement de travers... La pharmacienne ne peut retenir un cri. Elle bondit près de lui.
- Donnez-moi un verre d’eau, vite ! ... et une boîte de miguérine !
Le préparateur s’engouffre dans l’arrière-boutique, tandis que la jeune fille ouvre de longs tiroirs à glissière, cherche, se trompe, en repousse un, en ouvre un autre...

Le quadragénaire réapparaît avec un verre d’eau, évite de justesse un tiroir ouvert devant son nez, rattrape au passage la boîte de miguérine que sa collègue lui lance, la tend à la pharmacienne qui l’ouvre frénétiquement, en dépose un dans la bouche déformée de Daniel et lui tend le verre d’eau.
- Tenez, monsieur !
Daniel repousse le verre de sa main valide, pose le comprimé sur sa bouche et l’aspire en deux mouvements de langue obscènes, ferme les yeux, respire bruyamment pendant quinze longues secondes puis, brutalement, se raidit. La pharmacienne verdit. Le préparateur ouvre des yeux exorbités. La jeune fille se mord les dix doigts.

Très lentement, Daniel se remet à respirer. Son visage s’adoucit, les plis de sa bouche se remettent en place, sa jambe gauche se replie lentement, sa main gauche se soulève par à-coups, il lance un faible sourire à la pharmacienne et murmure :
- Fa wa mieux.
Il se lève lentement. Tous le regardent avec anxiété.
- Vous êtes sûr que ça va aller ?
- Tout à fait, répond Daniel en s’époussetant d’une main et en faisant des moulinets de poignet de l’autre. Il esquisse quatre mouvements de claquettes sur le sol carrelé de l’officine et conclut :
- Tout à fait. Ça va très bien. Vous êtes très aimable.
Puis, sortant son porte-monnaie.
- Combien vous dois-je ?
- Euh... Soixante-trois francs... dit la femme toujours éberluée Vou-voulez-vous un sac ?
- Vous êtes bien aimable. Merci encore !
Et, boitant juste un peu, Daniel quitte la pharmacie.
Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour montrer qu’on souffre !

* * * * *

Le mal de tête se dissipe peu à peu. Il aimerait que ce soit aussi rapide que dans sa mise en scène. Quand il a mal comme ça, il ne parvient pas à se concentrer sur quoi que ce soit. La miguérine l’a calmé mais le sonne un peu. Il est obligé de marcher pour ne pas somnoler aux tables de cafés. Il marche, il reprend ses itinéraires d’autrefois, cette fois-ci dans le quartier des quais, à la recherche d’amis lointains.

D’après les boîtes à lettres, Bernard ne vit plus rue Plaute. Sur le minuscule palier du premier étage, Daniel croise quatre filles qui n’en finissent pas de se quitter en riant. En principe, l’une d’elles arrive et les trois autres s’en vont, mais elles semblent vouloir camper là. Daniel finit par comprendre qu’elles attendent qu’il passe mais non, désolé, il ne monte pas plus haut, il veut des renseignements.
- Ah ! Bernard n’habite plus ici, nous on a repris l’apparte, il a trouvé un hangar dans les alentours de Tourmens, depuis qu’il s’est mis à peindre sur des toiles 7X7 ici ça n’était plus possible, il paraît que son hangar est glacial mais c’est ça les artistes... (rires)

Celle-là était blonde, avec des tresses. Et de grandes boucles d’oreilles en forme de coeur qui se balançaient lorsqu’elle tournait la tête. Non, elle n’avait pas son adresse, mais ses copains du Moustique l’ont sûrement, n’est-ce pas Laurence ?
- Sûrement, a répondu Laurence.
Celle-ci a vécu avec Bernard quelques temps, c’est en tout cas le prénom qu’il mentionnait dans les deux ou trois lettres que Daniel a reçues en six ans. Si elle est restée ici, c’est que c’est fini sans doute.

Rollo vit toujours au même endroit, dans une tour sur la colline. Sa boîte aux lettres baille par indigestion de prospectus. Quand il a une femme dans son lit et ne veut pas que les anciennes le dérangent il fait comme s’il était en voyage, il ne répond pas quand on sonne et c’est aussi pour ça qu’il n’a jamais eu le téléphone. Daniel se dit qu’il repassera plus tard. S’il a véritablement envie de le revoir. S’il le savait absent, il monterait jusqu’à l’appartement, pour essayer de distinguer, dans ce fatras de célibataire où les femmes successives rangent vainement le désordre des précédentes, les objets qui étaient déjà présents la dernière fois, ce qui a sédimenté depuis, ce qui semble avoir disparu. Pour ouvrir les placards et regarder ce qui en dégringole. Pour piocher dans les étagères croulant sous les livres et y dénicher des raretés invraisemblables que Rollo lui-même ne se rappelle pas avoir acquises. Pour s’enfermer dans les toilettes et y découvrir les derniers collages, les dernières trouvailles de lecture. Oui, s’il était sûr de ne pas le trouver. Autrement, qu’est-ce qu’ils pourraient avoir à se raconter, tous les deux ? Rollo lui étalerait ses histoires, ses combines, ses trucs sensass’, ses démerdes sans pareille, ses dragues et ses baises puis, au bout de deux bonnes heures de parole ininterrompue, sifflerait « Et toi, ça gaze ? » et se tairait le temps d’aller chercher un pack sur la terrasse.
C’est déjà bien de savoir qu’il n’est pas mort, qu’il existe encore.

Jerry et Titia. Leur immeuble n’est plus seul, cité St-Jacques. Il y en a deux autres, face à face, dressés sur l’emplacement du terrain vague.
Daniel sort de l’ascenseur, longe le couloir jusqu’au bout et se plante devant la porte. Au moment de frapper comme il le faisait toujours - rythme syncopé, tijuana brass, Touch of Evil -, il entend un cri qui le glace. Le hurlement joyeux d’un enfant, des gloussements, de petits pas, un brusque fracas de verre qui se brise, un « Oh merde ! » désespéré à la vue des dégâts, suivi d’une galopade « SI je t’atTRAPE je te TUE ». La main effleure à peine la porte, fourmille, les doigts se desserrent, s’agitent comme sous l’effet d’une brûlure, se réfugient dans la poche avec le mouchoir par dessus, Daniel regagne l’ascenseur.

Au passage dans les rues de la cité universitaire, quelques visages reviennent, Pete et Dani, Jean-Marc, Antoine, et puis l’américaine, quel était son nom ah oui ! Shelly cette grande fille le fou rire quand il a enlevé ses bottes, elle était vraiment grande, plus grande que lui.

* * * * *

Accoudé à la rambarde Daniel se penche pour regarder au pied de la muraille. Tout en bas, appuyé contre les moellons, est posé un objet oblong, bariolé, qu’il ne parvient pas à identifier. Le tunnel aurait-il un visiteur ? Il se redresse et fait trois pas en arrière jusqu’à la grille d’écoulement qui s’ouvre à ses pieds. Il s’agenouille, tend l’oreille. D’abord il n’entend rien, puis montent des frôlements, des glissements. Il y a toujours eu des rats dans les égouts. De son temps, les rats ne chantaient pas. Celui-ci fredonne cette fille, cette fille qu’était avec moi, je veux cette fille cette fille... A présent, Daniel l’entend rire. De toute évidence, le "rat" est seul, mais il se parle à lui-même. Bon, la place est occupée. Il devra repasser.

Daniel descend le grand escalier de pierre et longe la muraille. Il sourit. L’objet qu’il a vu d’en haut est une planche à roulettes. A usage vertical autant qu’horizontal. ÇA, c’est un moyen de transport ! Il lève les yeux vers l’entrée du tunnel.
« J’espère que tu en as pris bien soin, mon grand. »
Il hoche la tête et s’éloigne.

* * * * *

Il est quinze heures. Le Caf’Cave est calme. Le patron essuie les dernières tables du déjeuner. Daniel, un thé à la menthe fumant devant lui, examine les affiches qui tapissent les murs.
Il a sorti le cahier en cours, l’a laissé un bon moment devant lui, puis a fini par l’ouvrir. Ses dernières lignes remontent à près d’un mois. Il savait déjà qu’il pouvait rester longtemps sans vivre. Il avait oublié qu’il pouvait rester tout aussi longtemps sans écrire. Il ne sait même pas s’il va pouvoir écrire quelque chose aujourd’hui. Plus que jamais, ces cahiers lui apparaissent comme les reflets de son glissement vers le néant. Ils enregistrent ce glissement avec indifférence. Aujourd’hui, assis dans le café tapissé d’affiches, il découvre, en se relisant, qu’il n’est plus qu’un fantôme. La brève improvisation du matin dans la pharmacie était trop gratuite, trop facile. Elle sentait le professionnalisme un peu mécanique. Il n’a pas éprouvé grand plaisir devant les visages hébétés de ses spectateurs.
Il ouvre son sac, en sort la boîte métallique, tire de celle-ci un feutre noir à pointe dure et trace la date au milieu de la page en cours.

Vendredi 18 février. Le Moustique est toujours debout. J’allais dire "dieu merci", mais je l’écris, c’est plus juste. Par la fenêtre, j’ai vu qu’ils n’ont pas changé grand-chose à l’intérieur. La porte de bois est ornée d’un marteau de cuivre en forme de poisson - comme à la maison à ceci près que là-bas, il est soudé et on l’astique tous les mardis, puisqu’il y a maintenant un interphone. Dieu sait quand ils ont décidé d’installer ça et Dieu sait pourquoi je pense, dis et écris "Dieu sait" sans arrêt en ce moment. Serait-ce parce que je reviens près de ma bigote de mère ( « - On ne parle pas comme ça de sa mère - D’abord t’es pas ma mère » et Pan ! une baffe et « Tu verras ton père quand il rentrera » ).

C’est fou ce que les souvenirs d’enfance peuvent remonter sans crier gare même à mon âge canonique, trente six ans grand tournant, six fois six, trois fois douze, quatre fois neuf mais de plus en plus vieux, surtout en hiver.
Je ne vais tout de même pas faire le mur et me percher sur une branche pour lui faire des jeux de lumière avec une glace de poche, jeter des cailloux sur les ardoises de la buanderie et disparaître avant qu’elle ait compris que tout ça n’est pas le fait d’un fantôme.
Tout de même pas.
C’est bien la peine de revenir ici si c’est pour découvrir que je n’y suis nulle part chez moi.
Au moins, le Moustique est toujours debout. Peut-être que je peux m’accrocher à ça.

Dans la rue basse, je suis passé devant l’étude, comme autrefois, en rasant la fenêtre parce que je pensais toujours que "plus on passe tout près moins on est visible", pourtant je me faisais repérer à chaque fois. Je devais être le seul gamin à raser la fenêtre d’aussi près et quand une ombre lui cachait le soleil il savait que c’était moi, alors, le soir « Toi, tu es encore sorti par derrière... Un de ces jours ta mère va finir par s’en rendre compte. » Un jour, agacé, il le lui a dit « - Ton fils est encore sorti et tu ne t’en es même pas rendu compte. - Comment ça, "encore" ? - Oh, tu ne vois rien de rien pas étonnant qu’il soit aussi infernal... - Assez ! L’idée de prendre ces enfants était de toi ! - C’est vrai, mais c’était une mauvaise idée, j’aurais dû prendre une autre femme, à la place ! »

Bon, c’est pas parce que je garde une dent contre eux que je dois réécrire le roman familial en feuilleton bas de gamme.
D’ailleurs, les problèmes ne datent pas de l’époque où je faisais le mur.
J’ai poussé jusque chez MadeLaines, et ça c’était plus dur. Je n’ai pas eu le courage de regarder si elle s’y trouvait. Je la revois trop bien, la première fois, quand elle m’a souri. Je lui ai dit : « Je ne vous voyais pas comme ça », elle a ri en me demandant qui j’étais et quand je le lui ai dit elle m’a répondu « Votre maman me parle beaucoup de vous, son fils c’est quelque chose mais je ne vous imaginais pas comme ça non plus. Elle vous a envoyé chercher son paquet ? »

Ce jour-là, comme toutes les fois que je l’ai vue, elle portait un de ces pulls mousseux fait de trois ou quatre laines différentes sur lesquels on a envie de mettre les mains parce qu’on sait que ça ne fait pas la même chose partout : doux, puis ferme, puis moelleux puis doux à nouveau... sans parler de ce qu’il y a dessous.
Aujourd’hui, trente-six ans bientôt à quoi bon retourner voir celle qui m’a dépucelé, au figuré d’abord, au propre ensuite, quand j’en avais seize - surtout si c’est pour tomber sur une adolescente qui en a seize ou dix-sept aujourd’hui à son tour et me regardera avec les yeux étonnés et profonds de sa mère, sa mèche blanche dans les cheveux noirs, elle c’est à gauche tandis que sa mère c’était à droite, et personne ne peut croire ça avant de l’avoir vu - la nature a de ces surprises, quand on passe dans l’arrière-boutique...

Je vais remonter dans le tunnel, voir si mes cahiers y sont encore, s’ils n’ont pas moisi pourri au fil du temps et des écoulements, si les rats ne les ont pas bouffés, s’il y en a autant que je veux m’en souvenir, six ou sept ou moins, s’ils sont vraiment pleins à craquer de textes prodigieux ou si ce ne sont que des balbutiements insignifiants d’adolescent boutonneux.
Mais vais-je seulement parvenir à regrimper là-dedans ?

* * * * *

Il est heureux qu’on l’attende au Moustique. Il n’aurait sûrement pas accepté de venir jusqu’à Tourmens s’il n’avait pas été sûr de cet engagement.
- C’est bon de t’entendre, c’est vraiment merveilleux que tu viennes à Tourmens, ces jours-ci, nous faisons une rétrospective Seventies je n’ai pas cessé de penser à toi toute la semaine, tu joues encore les mêmes bons vieux trucs ?

Oui, encore et toujours les mêmes. Son répertoire de guitariste n’est pas très étendu, pas plus que ses autres répertoires, d’ailleurs. S’il a beaucoup de casquettes c’est pour mieux cacher à quel point ses grimaces, en dessous, sont peu nombreuses. Qu’il s’agisse de sketches, de mélodies interprétées en frac, de chansons d’amour susurrées en robe lamée, de pseudo-folk, de para-rock ou de crypto-jazz, de prestidigitation ou d’extraits classiques et contemporains, les récitals de Daniel ne dépassent pas une heure. Ça lui convient très bien. C’est pour cela qu’il ne repasse pas souvent au même endroit. Si ses numéros sont bien huilés, c’est qu’ils n’ont pas bougé depuis près de dix ans.

Il n’y a qu’à choisir ce qui conviendra au public, ou choisir des publics qui n’ont pas peur du déjà-vu, comme les enfants qui réclament quinze fois le même tour de balle disparue ou de pièces fantômes. Ou bien, attendre que les modes reviennent.

- Je suis content de te voir, dit Serge . Ça fait une paye. J’avais même entendu dire que tu étais mort...
- Je sais, on raconte beaucoup de choses. Les mauvaises nouvelles voyagent vite. Ça n’était pas moi. Mais ça aurait pu l’être.
- Tu arrives bien, nous n’avons pas encore dîné. Tu manges avec nous.
Serge et Marthe ont l’air d’avoir traversé les années sans heurt. Ils ont pris un coup de vieux au tout début, une fois les illusions enterrées. Puis ils ont acheté ce bâtiment délabré, antédiluvien, qui devait être une écurie il y a cent ans. Dans trois pièces minuscules à l’arrière, ils se sont logés avec leurs deux mômes. Ils ont passé les murs de la grande salle à la chaux, réparé les poutres et les portes, accroché des spots lumineux, des étagères, installé des tables, des bancs et des tabourets de bois, des tentures aux couleurs pastel, une sono. Peu à peu, les anciens compagnons sont venus chanter, lire leurs textes et jouer leurs saynètes militantes. Des plus jeunes sont venus dire des poèmes ou faire le clown. C’est devenu Le Moustique, à cause du fleuve tout proche et des nuits d’été quand on reste cinq ou six autour des dernières lampes pour boire de l’eau-de-vie de poire et du thé à la menthe et parler, parler, parler.

Daniel a commencé tôt à traîner ici, il avait quinze ou seize ans. Il n’avait pas encore perdu tout espoir parce qu’il n’en nourrissait encore aucun. Il venait pour apprendre, pas pour ressasser des idées momifiées. Chaque fois qu’il le retrouve, Serge pense à la première fois que Daniel mit le pied sur l’estrade. Il resta paralysé deux longues minutes, dans le silence total. Il n’avait jamais réalisé qu’on ne voit plus la salle lorsque les spots vous aveuglent. Il dit plus tard : « Je voulais que tout le monde me voie et m’entende et j’avais le sentiment d’être seul. » C’est un bruit de chaise, peut-être un raclement de gorge qui lui apprit qu’il ne l’était pas. Serge se rappelle bien le texte, un texte court et violent, naïf et révolté. Il se souvient du silence, ensuite.

A l’époque, on n’applaudissait pas, au Moustique. On ne disait pas "j’aime ou je n’aime pas". On se taisait pour écouter. Quand l’orateur ou le chanteur avait terminé, on se taisait aussi, pour signifier le respect. On laissait plus ou moins le temps passer, avant de le remplacer sur l’estrade.
Après Daniel, personne n’était monté, personne n’avait parlé pendant longtemps.
Ce qu’il avait dit tenait en une phrase, la dernière :
« Que faites-vous là, assis ? »

* * * * *

Assis dans un coin de la salle, près de la minuscule cuisine de Marthe, Daniel regarde les gens entrer, s’installer. Il en salue quelques-uns qui le reconnaissent, lui sourient, viennent lui serrer la main ou l’embrasser. Comme toujours, il décide au dernier moment du contenu de son récital, choisit les morceaux selon les visages, les couleurs, les sentiments qu’il croit déceler.

D’abord, bien sûr, il jouera Friday, ce morceau sorti un jour de ses doigts comme par miracle, dix, douze, seize accords, une mélodie hachée, deux descentes une montée un peu trop dissonants dans lesquels il est peut-être bien le seul à déceler les nuances qui caressent. Ce sont des choses qui arrivent : on tâtonne, on frappe sa guitare au hasard, en pensant à autre chose, et un jour le fruit du hasard prend forme. La forme s’impose, elle balaye les pensées, et parce que l’angoisse de perdre, oublier, laisser filer la mélodie complexe serre la gorge, on se met à reprendre, répéter, retenir, maîtriser.

Depuis, comme un générique, il commence toujours par Friday. Friday qu’il appelle aussi Aux Etoiles ou Pour R., et qui a eu bien d’autres titres au fil des années.

Au commencement, ça ressemble à ce que c’était d’abord, une sorte d’exercice laborieux de mise en train, un peu comme la cacophonie des orchestres qui s’accordent pendant que le chef se mouche dans les coulisses. A la fin, quand il le reprend pour conclure, en plus dur, en plus lent aussi, après avoir trouvé le bon tempo dans les chansons traversées, on sent que ce n’est pas simplement une variation, des gammes, mais comme un tatouage d’abord aperçu sous une manche, puis devenu visible dans tous ses détails sur le bras dénudé.

Ensuite il leur fera sa séquence nostalgie, quinze ans de Pop Music avec imitations de Joan Baez James Taylor Carole King John Denver Seals & Crofts Smitty Ducksteen Stephen Stills Neil Young enchaînés, plus les sept périodes de Bob Dylan - avec et sans chapeau. Il aime entendre la salle ricaner au début et sentir les rires s’étouffer, s’étrangler, se taire, à mesure que les chansons résonnent plus profond, et les sanglots monter à la fin dans leurs voix qui fredonnent comme ils montent dans la sienne.
Il finira par six mélodies trop connues qu’il a traduites, adaptées, polies avec ses mots, aussi amoureusement que s’il livrait un rêve.

* * * * *

La petite porte - découpée dans la grande - s’ouvre et se referme sans bruit. On entre, on se salue, on s’installe. Des visages qu’il reconnaît même quand il ne les connaît pas ; sauf ce couple là-bas, un peu trop bien habillé, lui : blouson de daim, foulard de soie et chaussures pointues, elle : tailleur de cuir, turban noir et lèvres carmin. Ils s’installent tout à fait devant, à gauche sur la table de deux, elle à l’aise croisant haut ses jambes, fines chevilles, escarpins, lui un peu gêné aux entournures - on dirait qu’il n’a jamais vu un tabouret. Il désigne en ricanant les étagères de livres, les photos de manifs, les affiches aux douleurs passées et râle, grommelle à mi-voix, de son coin Daniel peut l’entendre « Quel foutoir, pourquoi voulais-tu venir ici ? Tu vas voir, dans une demi-heure on viendra nous proposer un joint... Pauvres types ! Ils n’ont pas évolué depuis vingt-cinq ans » - ou quelque chose d’approchant.

Cette nuit, quand il sera de retour au Navire, Daniel lira ses trois pages, sans crainte de dormir. Et tandis qu’il lira plus modestement à mon livre et que ses yeux frôleront les phrases tant relues déjà et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le lisaient, à mes lecteurs lui reviendront les émotions bruissantes, les souvenirs chuchotés, Car ils ne seraient pas selon moi, mes lecteurs, mais les lecteurs d’eux-mêmes, les ahmondieu c’est vrai que les chansons auront fait naître, mon livre grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes.

Serge baisse les lumières, met plein feu sur l’estrade.
Daniel monte, guitare à la main, attire le micro vers lui, se perche sur le haut tabouret sans se soucier du brouhaha. Son regard croise celui de la femme au turban. La moitié de son visage est encore éclairée par la faible lumière qui sort de la cuisine. L’homme au blouson de daim est dans l’ombre. Daniel installe l’instrument sur ses cuisses, appuie mollement ses avant-bras sur le corps vernis de l’instrument. Le corps de la femme est dans l’ombre mais il croit la voir encore, serrée dans son tailleur de cuir, jambes croisées haut, ferme et sans complaisance, sourde depuis longtemps à l’homme qui s’agite près d’elle. Il imagine ses mains, blanches et longues, nues alors qu’il s’attendait à les voir parées. Ses yeux se posent sur les lèvres carmin, il sent soudain les siennes, dures et craquelées, sèches, douloureuses et vieilles comme du vieux cuir à la pointe de sa langue.
A ce moment-là, le regard de la femme se détourne.

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