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L’éthique dans les séries télé : une émission radio hebdomadaire en ligne sur Radio Créum

Les séries TV et le soap opéra

Conférence donnée à l’université de tous les savoirs le 17/04/2004.


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Complaisance et vanité : "Engrenages", la minisérie "événement" de Canal +
par Martin Winckler
Article du 26 décembre 2005

Juste avant Noël, j’ai regardé "Engrenages", la mini-série en 8 épisodes produite par Canal + et dont toute la presse faisait les gorges chaudes (si l’un des lecteurs de ce site a vu passer une critique négative de cette série, qu’il me la signale, je serais curieux de la lire).

Je regardais ces épisodes à la demande d’« Intermédias », l’émission de France Inter animée par Sophie Loubière et Ivan Levaï, à laquelle j’étais invité le samedi 24 décembre dernier. [1]

Agacé par ce que j’avais vu, j’ai envoyé à quelques amis un message disant que je trouvais Engrenages "nullissime".

En lisant ce message, Maurice Frydland, réalisateur chevronné de fictions télévisées et cheville ouvrière des Rencontres Internationales de Télévision de Reims, m’a invité à lui en dire plus. Je lui suis reconnaissant de ne pas s’être limité à ce jugement à l’emporte-pièce, et de m’avoir incité à développer ma critique. La voici.


Toute une (mauvaise) série dans son premier épisode

Je suis de ceux qui pensent que toute une série peut se lire dans son premier épisode, qui tient lieu de manifeste. Ce premier épisode peut être maladroit ou incomplètement abouti, il n’en contient pas moins l’essentiel des engagements artistiques et scénariques de ses auteurs. Il suffit de regarder le premier épisode de séries aussi différentes que Urgences, Desperate Housewives, Buffy contre les Vampires, 24, The X-Files ou NYPD Blue pour s’en convaincre.

Une série est une œuvre de longue haleine, mais quand elle est écrite par des hommes et des femmes qui ont un projet cohérent, ils mettent tout d’emblée dans leur première heure : ils veulent que le spectateur sache exactement à quoi ils auront affaire. Et ensuite, quand il s’agit d’une très bonne série, ils restent fidèles à ce qu’ils ont entrepris et promis dans le premier épisode. [2]

Certes, Engrenages est plutôt bien filmée. Manifestement, le réalisateur du premier épisode (pas ceux des suivants...) a regardé beaucoup de séries US, et il en a retenu quelques petites choses - comme ces travellings avant faits à toute vitesse du ciel de Paris sur une fenêtre d’immeuble - même si malheureusement, il n’y a pas ajouté grand-chose de personnel. Mais le fond est indissociable de la forme.

Le métier (réel, je le reconnais) des réalisateurs d’Engrenages aura pu faire illusion pour beaucoup de gens (y compris des critiques que je respecte) mais il ne peut, en aucune manière, cacher le fond (ou l’absence de fond) du projet, visible dès le premier épisode : le scénario d’ Engrenages est incohérent, ses personnages n’ont aucune personnalité et aucune éthique, ses dialogues sont misérables (les personnages passent leur temps à dire tout et son contraire en l’espace de cinq minutes) et ses acteurs sont mauvais. Non parce que ce sont de mauvais acteurs mais parce qu’il n’y a ni texte, ni direction d’acteur pour leur faire donner le meilleur d’eux mêmes. Et je ne trouve pas seulement le contenu d’Engrenages très mauvais, je trouve détestables les idées qu’il véhicule.

Des dialogues creux, vains et bourrés de poncifs...

A mon humble avis, un "writer" (un écrivain, un dramaturge, un scénariste) est quelqu’un qui lutte violemment contre le désir de parler tout seul et s’efforce au contraire de faire parler (ses personnages) et de s’adresser (aux spectateurs). Un "writer", (un auteur) a le souci des uns et des autres. Les scénaristes d’ Engrenages n’ont le souci ni des personnages, ni des spectateurs.

Et cela se voit et s’entend dès les premiers plans, lorsque le substitut Clément contemple le cadavre nu de la première victime de très loin (de très haut), sans jamais s’en approcher, puis s’adresse au capitaine Laure Berthaud en déclarant de manière parfaitement gratuite : Elle était très belle, c’est pour ça qu’on l’a tuée, comme si le fait que la victime était belle (il n’en sait rien, il exprime seulement de manière très grossière les fantasmes des scénaristes) changeait quelque chose au fait qu’elle soit morte.

Bref, on est dans la fiction française à la TF1 dans toute sa splendeur : comme les vedettes, les victimes ne valent que si elles sont belles. Et ce qui compte, c’est de montrer le cadavre sous toutes ses coutures (avec un technicien toujours un stylo dans la bouche, sur toutes les scènes de crime), pas de dire quelque chose sur la violence d’un crime.

C’est aux dialogues qu’on voit le souci des scénaristes de faire passer des informations pertinentes pour le spectateur. Dans une scène similaire de n’importe quel film ou série policière anglais ou américain, le dialogue autour d’un cadavre tournerait autour de l’identité de la victime, de la famille à prévenir : on se poserait des questions, avant de faire la moindre affirmation...

Dans Engrenages, on entend dire des poncifs comme : Elle n’a sûrement pas été tuée ici... comme si le spectateur n’avait pas compris ça depuis le début : la victime est nue dans une benne à ordures. Difficile de croire qu’elle a grimpé dedans et s’est déshabillée avant qu’on la tue à coup de marteau...

Les dialogues sont à l’image des personnages : lourds, creux, vains et égocentriques, négligés et négligeants, sans tenue : d’ailleurs tout le monde est habillé n’importe comment, tout le monde se comporte et parle n’importe comment dans cette série. Aucun personnage n’a de respect de soi : comment pourrait-il en avoir pour les autres ? Et comment s’étonner alors qu’au commissariat, la seule méthode d’interrogatoire soit constituée d’insultes, de coups et de mépris ?

Pendant le premier épisode, une douzaine de fois au moins, le procureur répète avec insistance (avant même d’avoir vu son visage) « Elle était belle ! » en parlant de la première victime. D’emblée, nous sommes dans une histoire désincarnée : ce qui compte pour les scénaristes n’est pas la violence du meurtre, la suspicion de prostitution ou l’histoire politique vaguement esquissée [3], ce qui compte pour eux, c’est « la jeune femme belle intelligente et prometteuse - d’ailleurs elle faisait une thèse - qui a été fauchée par la méchanceté des hommes Ah ! quel malheur... ». On sent que si, pour enfoncer le clou, la production avait pu s’offrir Monica Bellucci dans le rôle de la victime, ils l’auraient fait.

Et si encore il s’agissait une sorte de remake de Laura, d’Otto Preminger - le procureur fasciné par la belle femme sur qui il enquête... Mais non. Ce n’est pas ça. Dès le 2e épisode, la belle assassinée est oubliée et enterrée. Et dans Laura critique sociale, folie et fascination morbide sont perceptibles sans qu’à aucun moment le flic qui enquête sur la disparition de Laura ne dise "Elle était belle." Pour Otto Preminger, le spectateur était assez intelligent pour comprendre...

Des personnages sans tenue ni repères...

Dès son premier épisode, Engrenages montre son mépris pour les figures qu’il met en scène : dès le premier quart d’heure, le substitut du procureur, personnage principal de la série accepte sciemment de laisser une avocate truander des juges dans son propre prétoire - la conversation entre eux dans le couloir du palais de justice est stupéfiante d’invraisemblance : le substitut accuse l’avocate de cynisme... sans relever qu’il est lui-même complice de la manipulation qu’on lui propose !

Le même substitut se laisse prêter un appartement par un ami louche. Lorsqu’il apprend que la victime du meurtre sur lequel il enquête est passée dans l’appartement et que son copain est donc probablement dans le coup, il continue à habiter dans l’appartement comme si de rien n’était et proteste mollement quand son pote-le-truand lui demande de faire disparaître l’agenda « compromettant » que la victime a oublié dans un taxi...

Oui, vous avez bien lu : la victime, call-girl de luxe qui couche avec des conseillers de ministre, a « oublié » un agenda compromettant gros comme une valise dans un taxi juste avant de se faire assassiner ! C’est inespéré ! déclare le juge d’instruction. Ah, ça, il peut le dire ! C’est tellement inespéré qu’on n’y croit pas une seconde. Où avez-vous vu, à l’ère de l’ordinateur et du Palm Pilot, que les call-girls notent le nom de leurs clients dans un ENORME agenda qu’elles trimballent dans les taxis ? Où avez-vous vu une call-girl de luxe transporter avec elle autre chose qu’un baise-en-ville ? Nulle part ailleurs... que dans Engrenages, la série-phare de Canal +. Que les scénaristes aient eu, sans rire, recours dès le premier quart d’heure de leur série à ce procédé depuis longtemps éculé, montre bien qu’ils n’ont pas lu de roman policier depuis au moins trente ans... et que, contrairement au réalisateur, ils ne regardent pas les séries américaines.

Plus tard, le héros-substitut fouille le cabinet du juge d’instruction - pour y trouver l’agenda comme le lui a demandé son ami-le-pourri. Je ne crois pas trahir la magistrature française en déclarant que la moindre des choses, c’est qu’un bureau de juge d’instruction, même s’il n’y a pas de planton devant, soit fermé à clé, et que les pièces à convictions soient sous clé (d’autant plus qu’à cette heure là, le juge est censé être rentré chez lui...) Si tel n’était pas le cas, les truands s’empresseraient d’aller faire un tour tous les jours au palais de justice. Mais nos amis scénaristes ne lisent pas le journal et n’ont pas eu le temps d’interroger un juge d’instruction sur ses conditions de travail...

Pendant ce temps-là, Laure Berthaud, fliquette mal peignée et mal embouchée drague tout ce qui passe. Le proc lui est indifférent ? Elle se tape un traducteur de langage sourd-muet et se moque de lui quand il dit qu’il regrette parce qu’il va se marier. Mais elle finit par obtenir ce qu’elle veut dans le troisième épisode et s’envoie le proc - dans l’appartement du suspect numéro 1, bien entendu !

Un de ses collègues, flic mal rasé (les flics français sont toujours mal rasés, c’est bien connu...) se tire une ligne de coke dans sa voiture en pleine rue, au risque de se faire voir par tout le monde. Du coup, il ne voit pas un truand sortir de l’appartement de la victime.

Quant au juge d’instruction, il reçoit les suspects sans rendez-vous, sans greffier et sans avocat (Bonjour la procédure ! ! !) et manipule les personnes qu’il interroge...

Je m’interroge aussi sur la validité des entretiens accordés par un substitut à des personnes portant plainte - toujours en l’absence de greffier, cette personne qui en principe ne dit rien, mais qui note tout, à l’arrière-plan d’un magistrat instructeur...

Dans Engrenages, les greffières de justice ne sont là que lorsque le proc a besoin de les faire sortir, ou lorsque le juge leur demande de garder leur opinion pour elles... Quel respect !

Comprenons-nous bien : des personnages "paumés", il y en a dans tous les bons films. Mais contrairement à ce que disait Sophie Loubière dans sa critique d’Engrenages, le samedi 24 sur France Inter, les personnages de cette série ne sont pas paumés : ils n’ont aucun repère moral, aucune règle de conduite, aucune dignité (ni aucun désir d’en avoir !) et ne s’inscrivent dans aucun univers cohérent pour le spectateur.

Un scénario bourré d’incohérences et d’invraisemblances...

Or, le spectateur n’est pas un ignorant assoupi. Il lit le journal, il écoute la radio. S’il s’intéresse un tant soit peu à la justice, il aura du mal à à croire que cette série a été co-écrite - comme le clame le dépliant envoyé à la presse - par une avocate, tant les multiples invraisemblances de comportement et de procédure défient tout entendement, toute logique. Même s’il y a des magistrats, des avocats et des flics ripoux dans le monde réel, il y a aussi des règles. Des règles que certains enfreignent, mais que d’autres s’efforcent de suivre et de faire appliquer. C’est la confrontation autour de ces règles qui constitue le sang de la narration. Or, dans le monde d’Engrenages, il n’y a aucune règle : tout le monde est pourri. Il n’y a donc aucun conflit, mais des invraisemblances et des incohérences à la pelle.

Invraisemblance : le substitut peut tranquillement, au vu et au su de tout le monde, prendre un café à une terrasse avec l’un des principaux suspects de l’affaire sur laquelle il enquête. Il ne risque rien, remarquez : jamais, dans les quatre premiers épisodes d’Engrenages, on ne voit l’ombre du début du profil d’un journaliste...

Incohérence : le capitaine Berthaud, quand elle renverse un piéton en roulant à toute vitesse, se précipite sur lui en lui disant « Ca va, Monsieur ? » ; dix secondes plus tard, le type se relève et s’enfuit en avalant de la cocaïne (et les deux flics le traitent de con en lui sautant dessus). Résistants, les toxicos, à Paris...

Invraisemblance : le juge d’instruction angoissé qui a un flingue chez lui mais qui quitte son bureau sans le fermer et emporte une pièce à conviction chez lui dans son cartable...

Incohérence : la fliquette dit au substitut qu’elle l’a vu avec un suspect, le proc la traite par le mépris, ils s’excusent puis, peu après, baisent ensemble dans l’appartement du suspect (qui pourrait, dans une fiction qui se tient, faire l’objet d’une fouille ! ! !). Le fait que ça les mouille tous les deux ne les préoccupe pas beaucoup : ils partagent tout sur l’affaire. Et tout le monde livre ses observations à tout le monde, dans cette fiction, y compris le substitut aux personnes qu’il interroge ! ! !

Invraisemblance : le proc qui défend son ami en disant que la victime a été assassinée longtemps après l’avoir quitté... alors qu’il n’en sait strictement rien...

Invraisemblance : le médecin légiste qui s’exprime avec un mélange de hauteur, de mépris, de jargon pseudo-médical et de je-m’en-foutisme. Mais on ne va pas perdre son temps à demander à un vrai légiste s’il parlerait comme ça...

Invraisemblance : le juge d’instruction veule et sub-dépressif qui, au mépris de la loi, incite des parents à porter plainte contre leur fille en disant qu’il ne peut pas le faire à leur place.... et qui ensuite reçoit la fille et l’enfonce dans la merde. Quand il reçoit des témoins, il les reçoit sans avocat. Et tout ça, en demandant à sa greffière de se la boucler. Le juge, c’est lui, après tout ! C’est lui aussi qui montre sa pièce maîtresse (le fameux agenda) à tout le monde. Il le laisse traîner sur la table, et quand il l’emporte chez lui, il s’étonne qu’on le lui fauche ! Avec des juges d’instruction comme celui-là, les truands n’ont rien à craindre...

Et je ne parle pas des interprétations psychanalytiques sauvages du même juge convaincu que la mère d’un bébé assassiné a engagé exprès une nounou cinglée en se disant qu’elle découperait son enfant en petits morceaux... Il a lu tout ça dans Freud, le scénariste ?

Et je ne parle pas non plus de l’agenda (le fameux agenda que la victime a supposément oublié dans le taxi) qui, dans la scène flash-back du dernier épisode... a disparu des mains de la dite victime alors qu’elle est censée, en principe, l’oublier dans le taxi quelques minutes plus tard, avant de se faire choper par son assassin. Ce n’est pas un agenda, c’est un MacGuffin digne de Hitchcock ! Il n’a aucune importance. Il n’a tellement pas d’importance qu’il n’en a pas non plus pour les scénaristes eux-mêmes qui ont réussi le tour de force de construire (???) toute une histoire autour. Bravo, les gars, je vous tire mon chapeau.

Mais pourquoi s’encombrer de cohérence, de relecture, et de conseillers techniques pour vérifier la tenue d’une narration, quand on peut se contenter d’écrire et de tourner au kilomètre avec la bénédiction de Canal + ?

Ni conflit de narration, ni humour, mais des insultes à foison

Je suis tout prêt à critiquer le système pénal ou judiciaire français quand ses agents commettent des irrégularités, mais je ne confonds jamais les systèmes et les individus. Dans Engrenages, il n’y a que des professionnels pourris, négligents et incompétents. Ça pourrait passer pour une dénonciation s’il y avait, dans la série, un personnage qui lutte contre la corruption, un personnage qui représente des valeurs positives, opposées à celles des personnages principaux. Mais il n’y en a pas.

On est donc en droit d’en conclure que ce sont les personnages principaux qui véhiculent la vision que les scénaristes ont du du monde, une vision très méprisante pour ceux qui dans la réalité font leur boulot (Eh oui, des flics, des juges d’instruction et des procureurs honnêtes, ça existe : j’en ai rencontré...)

De plus, cette posture de scénario n’est même pas efficace sur le plan narratif. Encore une fois, ce qui fait de la bonne fiction, c’est le conflit. Ici, il n’y a pas de conflit, il n’y a que des gens qui font leurs petites affaires veules chacun dans leur coin. Et qui (se) baisent les uns les autres. Passionnant.

Engrenages ne parle jamais du monde réel, qui est fait de toutes les nuances entre le blanc et le noir. Ici, tout est d’un gris foncé uniforme. Le monde qui nous entoure est sombre, certes, mais si un monde tout rose et blanc n’existe pas, un monde tout gris (avec uniquement des personnages et des sentiments tous gris ) ça n’existe pas non plus - sauf peut-être dans les films de Jean-Pierre Mocky, qui lui, au moins, a un style, écrit des dialogues incisifs et des scénarios qui tiennent debout, sans parler du fait qu’il est pétri d’humour. Or, de l’humour, Engrenages n’en a aucun, ce qui la rend très typique de la fiction française contemporaire.

L’humour - dois-je le rappeler ? - est « la politesse du désespoir ». Mais il n’y a ni politesse ni désespoir dans cette fiction télévisée française contemporaine, seulement de la vulgarité. De manière assez révélatrice, d’ailleurs, les truands sont roumains, noirs ou maghrébins et la seule manière de les traiter, c’est de les insulter (ce sont tous des « connards ») ou de les frapper. Lancer des coups et des insultes, les flics d’ Engrenages le font à loisir. Ils ne font pas grand-chose d’autre. POur une fiction policière, c’est maigre.

Une idéologie détestable, fondée sur le mépris

Faire du cinéma ou du roman ou de la fiction télé, c’est transmettre un regard et des sentiments, positifs ou négatifs, en tout cas vivants et engagés. Une fiction ne se définit pas seulement par sa forme (son aspect immédiat), mais par son fond (les idées de/des auteur(s)). Une fiction de valeur est une fiction qui prend des risques. Dans son contenu comme dans sa forme.

On me dira : « Mais une fiction populaire, c’est un divertissement, ça n’a pas d’ambition idéologique ». Et je répondrai que celui qui pense ainsi se fourre le doigt dans l’œil. Tout texte, tout récit exprime les valeurs de celui ou celle qui l’a écrit. Il y a toujours de l’idéologie dans les fictions, qu’elles soient "populaires" ou "d’élite". Les idées sont ce qui permet au lecteur de choisir entre Ellroy et Bret Easton Ellis, entre JP Manchette et ADG, indépendamment d’un critère plus discutable tel que le "talent".

Les conflits d’idées entre auteur et pouvoir sont ce qui a conduit Flaubert au tribunal quand il a publié Madame Bovary, ils ont poussé Victor Hugo à s’exiler, ils ont fait censurer le Boris Vian du « Déserteur » et de J’irai cracher sur vos tombes. On peut lire un S.A.S ou un San Antonio, ou un Maigret ou un Agatha Christie comme de simples « divertissements » si on veut. Ils n’en sont pas moins l’émanation des opinions et des idées de leurs auteurs.

En tant que lecteur je revendique le droit de dire que les idées exprimées dans une oeuvre de fiction me plaisent ou me déplaisent. Ca ne veut pas dire que j’appelle à les interdire ou à les brûler (je suis opposé à tout auto-da-fé), mais qu’on ne peut pas purement et simplement m’objecter qu’il s’agit "d’un divertissement" pour éluder toute discussion.

Idéologiquement parlant, je trouve Engrenages détestable. Même si ça paraît simpliste, il y a, sur la terre, des bons (des personnes qui ont du respect pour les autres), des méchants (des personnes qui n’en ont pas), et des gens pris entre les deux. Ceux qui s’efforcent d’être bons luttent contre les uns et viennent en aide aux autres. N’est-ce pas d’ailleurs à partir de cette notion de « bien » et de « mal » qu’on fait appel aux dons pour le Téléthon ou le Sidathon et qu’on fustige le gouvernement Bush et les multinationales polluantes ? Il y a des « bons » et des « méchants », dans le monde, et il faut le dire, pour essayer de le faire changer un peu. Manifestement, les scénaristes d’ Engrenages s’interdisent (ou n’ont pas envie) de faire passer une vision de ce genre, puisque dans leur mini-série, personne n’incarne « ce qui est bien ». Tout le monde y est... nul (c’est le mot qui revient le plus souvent dans les dialogues).

Si encore il y avait un embryon de contestation politique. Mais non. Même le haut fonctionnaire qui a trempé dans l’affaire de la call-girl est seulement « conseiller de ministre ». Pas celui d’un ministre en particulier parce que surtout, faut pas avoir l’air de s’attaquer aux vrais ministres. Il est pourtant question de laboratoires pharmaceutiques dans quelques répliques. On pourrait imaginer que c’est le conseiller du ministre de la santé. Mais rien ne l’indique...

Il n’y a aucune position critique, aucun engagement dans Engrenages. Pas de révolte, pas de colère, pas de confrontation d’idées, rien qu’une sorte de dépression indifférente et une idéologie du mépris, très à la mode depuis le succès des romans de Michel Houellebecq. D’ailleurs, comme chez Houellebecq, Engrenages est d’une grande complaisance, d’un immense exhibitionnisme. Ah, les cadavres, qu’est-ce qu’ils sont bien montrés ! ! !... Surtout quand il s’agit d’un cadavre de bébé découpé en morceaux dans une cuisine ou d’un type carbonisé dans une cheminée » [4].

Quant au sexe, on montre les cadavres de femmes nues et quand on veut insérer une scène de sexe, comme on ne peut pas montrer les acteurs, on insère une (authentique) scène de film porno sur l’écran du "conseiller de ministre". Histoire de balancer au spectateur un petit message hypocrite du genre : "Le porno, y’a que les conseillers de ministres corrompus qui en regardent". Ah bon ? Même le porno de Canal + ?

Qu’est-ce que la complaisance sinon une marque de mépris envers le public ? D’ailleurs, tout le monde parle avec mépris à tout le monde, tout au long de la série. Tout le monde dit à tout le monde « Tu es nul de faire/dire/penser ça ». Personne, jamais, ne parle avec humilité ou intelligence ou sympathie. Le monde décrit dans Engrenages est à l’aune de ses scénaristes : méprisant.

Les scénaristes s’en rendent-ils seulement compte ? Ce n’est pas sûr.

Ignorance et vanité

En France, et singulièrement à la télévision, les directeurs de fictions et les scénaristes font comme si rien n’avait existé avant eux, comme si tout ce qui avait précédé allait être balayé par la puissance de leur style et de leurs « audaces ».

Dans la plaquette de présentation envoyée à la presse, Guy-Patrick Sainderichin, le scénariste-directeur-de-collection, déclare sans rire : « Canal + et Son et Lumière [la maison de production] ont offert la réalisation de ce rêve au pauvre scénariste que j’étais et qui, comme beaucoup, commençait à désespérer. Qu’ils soient ici remerciés de leur confiance et de leur générosité et aussi de leur patience. Mais si nous avons été, avec Laurence Diaz et les autres scénaristes, à la hauteur de ce rêve, ce sont les personnages qui le diront. C’est à eux qu’il faudra rendre grâce, et plus encore aux comédiens sans lesquels, pas de personnages. »

On ne peut pas être plus clair : les seuls qui comptent, dans l’aventure, sont la chaîne, les producteurs, les scénaristes, et les acteurs. En Angleterre, en Amérique, les scénaristes auraient dit : "C’est aux spectateurs de nous dire si nous avons réussi." Quels hypocrites, ces Anglo-Saxons ! ! !

Samedi 24 décembre entre 11 et 12, à "Inter Médias" sur France Inter, le directeur de la fiction de Canal +, F. de la Patellière et l’un des scénaristes d’Engrenages en ont remis une couche.

Je dénonçais l’incohérence du scénario d’ Engrenages en expliquant que pour qu’une fiction tienne debout, il faut qu’elle soit co-écrite par plusieurs scénaristes mais supervisée par un scénariste-chef qui soit capable de tout « lisser », de veiller à la cohérence de l’ensemble - bref, qu’on confie ça à des gens qui sache écrire. Réponse (en substance) de F. de la Patellière : « On essaie. C’est difficile. »

Un peu maigre, comme réponse, non ? Surtout quand on connaît le nombre d’authentiques écrivains de romans policiers dans ce pays. Et aussi quand on sait qu’il ne s’agit pas d’écrire 22 épisodes par an, mais 8, seulement, et que chaque épisode coûte tout de même (toujours d’après F. de la Patellière) la bagatelle de 950 000 euros pièce, autant qu’un épisode de mini-série en Grande-Bretagne ou au Canada ou en Allemagne.

"Difficile de trouver des gens qui écrivent ?" Ce n’est pas une question de moyens, c’est une question d’attitude. Quand on veut, on peut. Surtout quand on a l’argent.

Prenez une série comme NYPD Blue ou comme Law & Order et vous verrez combien, tout au fil des épisodes, les personnages et les intrigues sont cohérents parce qu’écrits et produits sous la direction d’un scénariste chevronné (David Milch, René Balcer) qui veillait à cette cohérence... et leur insufflait sa vision du monde.

Prenez la moindre mini-série britannique (The Jury, Bob & Rose, Tipping The Velvet, State of Play pour ne parler que des plus récemment diffusées en France), et vous jugerez de la cohérence du scénario et des personnages, d’un bout à l’autre.

Rien de tel sur Canal +, malgré son « ambitieuse politique de fiction ». Juste avant l’émission, F. de la Patellière déclarait sans honte à Sophie Loubière que, bon, les quatre premiers épisodes d’ Engrenages n’étaient pas terribles, mais que les quatre derniers étaient bien mieux : ça s’était arrangé en tournant. Ce qui veut bien dire qu’au début du tournage, l’ensemble n’avait pas de cohérence ; que les réalisateurs se sont mis à tourner avant que tout soit fini, avant que l’écriture du scénario ne soit parfaitement achevée d’un bout à l’autre, avant que le maître d’œuvre de la série (et la chaîne) ne se soient assurés que tous les boulons étaient bien vissés.

Bref, c’est comme si un éditeur décidait d’envoyer à l’imprimeur la première moitié d’un roman avant de s’être assuré que l’ensemble tient debout. Ce genre d’ « aveu » dépasse l’entendement. Seulement, dans un paysage audiovisuel où il n’y a pas de concurrence, pourquoi se faire chier, franchement, à écrire des fictions qui tiennent debout ? Allons ! Les spectateurs ne verront pas la différence ! ! !

Toujours samedi, à l’antenne cette fois-ci, Laurent Burtin, l’un des co-scénaristes d’ Engrenages, déclarait en substance et avec une certaine candeur : « Je préfère faire de la télé [plutôt que du cinéma], parce que c’est un monde encore vierge, où tout reste à inventer. » Cette vanité innocente et l’ignorance affichée de tous ceux qui ont fait de la télé auparavant, de tout ce qui a été produit auparavant, me stupéfient.

Et pourtant, Laurent Burtin est plutôt sympathique, pas vaniteux ou supérieur dans son attitude. Mais il n’arrivait pas à dire à quel point il était nouveau dans cette profession... et à quel point la moindre des humilités aurait consisté à le reconnaître... et à essayer d’apprendre chez les anciens. Ce ne sont pourtant pas les exemples qui manquent, en France même. Mais pour les « auteurs » de télévision d’aujourd’hui, la fiction n’existe que depuis qu’ils en font.

Le plus drôle, c’est que le quatrième intervenant de l’émission, François-Régis Marchasson, comédien de Avocats et Associés et de Quai N°1, ne disait pas autre chose, au téléphone, en déclarant qu’il y avait beaucoup d’artisans de valeur en France... mais que personne ne prenait le risque de produire des fictions à la mesure de cette valeur.

Il aurait pu ajouter que ces artisans de valeur, aucune chaîne ne veut les employer. Ce serait dangereux : ils pourraient avoir quelque chose à dire ! ! !

Pourquoi produire des fictions comme Engrenages ?

La littérature, la fiction, sont des lieux où les valeurs des auteurs s’opposent aux valeurs de la société. Si elle ne défend aucune valeur, comment une fiction pourrait-elle, en elle-même, valoir quoi que ce soit ?

Quoi qu’en dise Canal +, Engrenages n’est pas différente des séries produites ces dernières années. C’est une série qui ne parle de rien et qui ne parle à personne. Comme toutes les téléfictions françaises actuelles, son propos évite soigneusement tout conflit de valeur réel - pour qu’il y ait conflit, il faut qu’il y ait confrontation - mais on nous demande tout de même de la regarder en nous disant : « Ah, voyez, quand même comme on fait de la belle photo et de la belle réalisation »... Seulement, une belle image vide de sens ne vaudra jamais un bon scénario.

La télévision française n’a pas toujours été aussi lamentable qu’aujourd’hui. De 1950 au début des années 80, elle a produit de véritables chefs-d’œuvre. Pendant l’émission du 24 décembre à laquelle je participais sur France Inter, j’ai mentionné le Théâtre de la Jeunesse ou les Cinq dernières minutes, la première série policière française. A propos de cette dernière, j’ai rappelé qu’elle examinait de manière systématique, presque sociologique, la France des années 50 et 60, en s’intéressant, dans chaque épisode, à un milieu différent : les chauffeurs de taxi, les maraîchers des Halles, les ouvriers de la Tour Eiffel, le milieu du disque ou de la bande dessinée. Et pour cet épisode, la solution de l’énigme se trouvait dans une BD réalisée spécialement pour l’occasion ! ! ! Quand avez-vous vu une fiction française policière faire preuve de ce genre d’audace narrative, récemment ?

Manifestement s’inspirer des pionniers les plus créatifs de la télévision française ne fait pas partie des intentions de F. de la Patellière, de Laurent Burtin et des auteurs d’ Engrenages. Ce manque de culture et d’ambition dans un milieu qui se prétend « cultivé et audacieux » est profondément affligeant.

Mais alors, si leur série est vide de toute référence et s’ils refusent tout regard engagé sur le monde qui les entoure, on est en droit de se demander dans quel but ils l’ont produite !

Peut-être, tout simplement, pour gagner de l’argent sans risque.

Si l’on s’en tient à ce seul objectif, on peut dire qu’ils ont gagné.

Martin Winckler
26 décembre 2005

PS : A la lecture de ma (mini)chronique sur Engrenages dans Télécâble Satellite Hebdo, certains abonnés à Canal +, en colère, m’ont conseillé d’aller plutôt regarder TF1. Malheureusement, ce n’est pas mieux, comme nous l’expliquent deux spectateurs éclairés à propos de R.I.S.


Post-scriptum, 29 décembre 2005

Salomé Viviana, qui contribue régulièrement à ce site par ses connaissances de juriste, a répondu à deux de mes questions sur la validité juridique du comportement des personnages de Engrenages. Voici ce qu’elle m’écrit :

Au sujet de l’agenda récupéré dans un taxi, la procédure habituelle des juges d’instruction lorsqu"ils récupèrent des pièces à conviction, c’est la mise sous scellées : ça consiste à mettre les objets en question (lorsque leur taille le permet) dans un emballage clot par un sceau ; les scellées sont toutes numérotés, enregistrées, classées et rangées dans des locaux protégés style "salles fortes".

Auparavant, les documents sont, selon leur nature, photographiés ou photocopiés, ce qui permet au juge de travailler. Lorsqu’expectionnellement un magistrat a besoin d’accéder à un scellé (il faudrait voir si on dit un ou une scellée, je crois que je me mélange les pinceaux), il se la fait appporter juste pendan le temps nécessaire à son examen. ça ne traine donc pas négligement dans son bureau.

Au sujet du rôle du procureur, j’ai trouvé ça :

Cliquer ICI

Le proc (ou son subsitut) peut assister aux auditions des témoins faites par le juge d’instruction ; ça laisse entendre, a contrario, que ce n’est pas lui qui mène ces auditions. Cette interprétation me semble conforme au peu que je connais de la procédure pénale, puisqu’il s’agit d’assurer l’égalité des armes entre les parties (la victime, le présumé innocent ;-), le proc).

Par contre, ça ne me semble pas aberrant que le Proc puisse recevoir une victime qui vient porter plainte, puisqu’au départ, si la vicitme ne s’est pas consituée partie civile, c’est le Proc qui décide de la suite qu’il donne à la plainte (classement ou poursuite).

Dans le cas d’un assassinat, en revanche, je vois mal comment le proc pourrait décider de classer sans suite, et qu’à partir du moment ou l’affaire est confiée à un juge d’instruction, ça ne me semble pas très logique que le proc puisse parallèllemeent continuer à s’entretenir avec des témoins ou des suspects.

Il faudrait faire confirmer cette analyse par un spécialiste du droit pénal.

Salomé Viviana


[1Vous pouvez probablement l’écouter en ligne jusqu’au 31 décembre prochain.

[2C’est pour ces mêmes raisons qu’à mes yeux, Lost et Alias ne sont pas de très bonnes séries.

[3(à l’heure où la France est un beau vivier d’affaires juteuses, le fait que les scénaristes d’ Engrenages mettent en scène des personnages « politiques » aussi caricaturaux que désincarnés, sans jamais aucune allusion à la réalité, en dit long sur leur courage... F. de la Patellière déclarait pendant l’émission d’Ivan Levaï que Canal + avait produit une fiction consacrée au SAC, un groupe de barbouzes au service du Gaullisme. Je me demande combien de fois le nom de De Gaulle y est prononcé. De plus, c’est bien, c’est très bien de faire des fictions consacrées au passé. Mais quand Canal + en fera-t-elle qui se passent ICI et MAINTENANT ? )

[4Et bravo au légiste capable d’affirmer qu’un corps carbonisé a été tué d’un coup sur la tête avant même d’avoir pratiqué l’autopsie....

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