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Déportation des Juifs pendant la 2e guerre mondiale : l’état et la SNCF condamnés.
par Diego de la Vega
Article du 6 juillet 2006

Nous avons tous entendu dans les médias cette grande première : la condamnation pécuniaire prononcée par le tribunal administratif de Toulouse à l’encontre de l’Etat et de la SNCF en raison du rôle qu’ils ont joué dans la déportation de personnes d’origine juive pendant la 2nde guerre mondiale.

L’Etat a été condamné au motif que si les personnes d’origine juive concernées ont été arrêtées par la Gestapo, elles ont ensuite été remises aux autorités françaises, lesquelles n’ont entrepris « aucune tentative de négociation de leur libération (...) auprès des autorités allemandes alors qu’une telle démarche pouvait apparaître comme non dénuée de chance de succès, les intéressés disposant de faux certificats de baptêmes, à l’exception de M. X, qui n’était toutefois pas circoncis ».

Quant à la SNCF, elle a été condamnée au motif notamment qu’elle « n’a jamais émis ni objection ni protestation sur l’exécution de ces transports, effectués (...) à la demande du ministère de l’intérieur » et « qu’alors pourtant qu’elle facturait systématiquement ces prestations de transport à l’Etat comme "transports du ministère de l’intérieur" au tarif 3ème classe, et qu’elle a continué à réclamer le paiement de telles factures après la Libération, la SNCF utilisait à cette fin (...) des wagons destinés au transport de marchandises ou d’animaux, dont ses agents avaient eux-mêmes obstrué les ouvertures, sans fournir aux personnes transportées ni eau, ni nourriture, ni conditions minimales d’hygiène » et « sans faire état de contrainte susceptible de justifier de tels agissements ».


Diego de la Vega est juriste (oui, c’est un pseudo...)
Je le remercie de m’avoir envoyé ce commentaire passionnant sur un jugement dont on a parlé, finalement, assez peu en ces périodes d’anesthésie médiatique intensive par le sport...
MW


Les commentaires vont bon train (quel mauvais jeu de mots ! ) depuis la publication de ce jugement, alors je me permets d’ajouter le mien.

Les médias, prompts à interroger Arno Klarfeld (fils de l’admirable Serge), lequel s’empresse d’expliquer qu’euhlamondieu, le tribunal a commis une bourde monumentale, car il est bien connu que la SNCF n’y est pour rien, les transports étant entièrement organisés par la Gestapo dans des wagons allemands et financés par l’Etat allemand, les médias donc, oublient souvent de signaler : premièrement qu’Arno Klarfeld n’était pas partie à l’instance, c’est à dire que, dans l’affaire qu’il commente, il ne représentait personne et n’avait pas accès au dossier : deuxièmement, qu’il est l’avocat non pas des juifs, comme on dourrait s’y attendre, mais de la SNCF, poursuivie par d’anciens déportés devant un tribunal New Yorkais pour une affaire similaire. Ses remarques sont donc loin d’être neutre et impartiales.

La lecture du jugement est bien plus objective et éclairante que la plupart des commentaires publiés à ce jour. Je ne peux donc que conseiller au lecteur de s’y plonger, en sautant les premières pages pour aller directement à l’essentiel : les considérant. Ici commence le raisonnement des juges, qu’il est intéressant de reprendre pas à pas.

Une des premières questions que le tribunal a eu à trancher, c’était de savoir si la SNCF devait être considérée, pour la déportation des juifs, comme effectuant un transport classique d’usagers, auquel cas elle aurait dû être poursuivie devant un tribunal judiciaire (les rapports entre une entreprise industrielle et commerciale et ses clients sont des rapports de droit privé), ou si, les déportés n’ayant ni demandé à être déportés ni été obligés de payer leur aller simple, on doit les considérer comme transportés de force en vertu de décisions prises par les autorités publiques, auquel cas le tribunal administratif juge "naturel" de l’administration, est compétent. Bien entendu, le tribunal a opté pour la deuxième solution.

En ce qui concerne la condamnation de la SNCF, vous avez sans doute entendu dans les médias son avocat expliquer que l’entreprise était réquisitionnée pour effectuer les transports en question et qu’elle n’avait pas de marge de manœuvre ; qu’il ne fallait donc pas la condamner. Or, le jugement relève que « les écritures de la SNCF ne font nullement état d’une quelconque contrainte susceptible de justifier de tels agissements » ; ce qui signifie que les juges n’ont trouvé, dans le dossier, aucun document montrant que, pour les personnes déportées concernées, la SNCF était réquisitionnée comme elle le prétend. Pire encore, c’est de sa propre initiative que les personnes déportées ont été entassées dans des wagons à bestiaux dans les conditions de confort et d’hygiène que l’on sait, alors que la SNCF se faisait rembourser des billets de troisième classe. Autrement dit, l’entreprise a fait du zèle - et s’est fait du fric sur le dos des déportés. C’est ce comportement que le tribunal a sanctionné.

Toujours en ce qui concerne la SNCF, le jugement relève qu’en ce qui concerne le transport des personnes à destination de camps situés sur le territoire national, tels que celui de Drancy, le transport n’était pas, comme on le pense communément, organisé par la Gestapo, dans des wagons allemands et payé par l’Etat allemand, mais commandé par l’Etat français, organisé par la SNCF avec son propre matériel roulant et payé par le ministère de l’intérieur français. En entreprise bien gérée et soucieuse de ses deniers, la SNCF a même osé réclamer le paiement du solde après la libération. Le mythe de la SNCF unie derrière ses cheminots résistants en prend un coup.

Les juges n’ont évidemment pas inventé ce qui est écrit ci-dessus. Dans leur jugement, ils disent s’être fondés sur un rapport intitulé "La SNCF sous l’occupation allemande, 1940-1944", établi en 1996 par M. Bachelier, chercheur au CNRS, à la demande de la SNCF elle même. Ce rapport est consultable sur le net La SNCF a donc bien une responsabilité propre, distincte de celle de l’Etat.

Voyons maintenant ce qui concerne l’Etat. Comme il a été précédemment indiqué, il est reproché à l’Etat, alors que les personnes d’origine juives ont été arrêtées par la Gestapo et remises aux autorités françaises, de n’avoir entrepris « aucune tentative de négociation de leur libération (...) auprès des autorités allemandes alors qu’une telle démarche pouvait apparaître comme non dénuée de chance de succès, les intéressés disposant de faux certificats de baptêmes, à l’exception de M. X, qui n’était toutefois pas circoncis ».

Juridiquement parlant, le point le plus intéressant était de savoir si les requérants pouvaient, plus de 50 ans après les faits, toujours obtenir une indemnité à l’Etat ou si ce dernier pouvait opposer la prescription quadriennale. Il ne fait guère de doute que si une prescription trouvait à s’appliquer, c’était bien la prescription quadriennale, spécifique à l’Etat. En effet, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité s’applique exclusivement devant le juge pénal.

Les faits ayant eu lieu en 1944, la prescription de 4 ans semblait acquise au profit de l’Etat, la requête dont le tribunal était saisi datant de 2001. Sauf que, rebondissement, cette prescription ne court pas contre le créancier qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance.

Pour écarter la prescription, le tribunal n’y est pas allé avec le dos de la cuillère : il a épinglé la jurisprudence du Conseil d’Etat, son juge de cassation, qui a empêché toute indemnisation pendant 45 ans, en raison de l’interprétation qu’il avait faite de l’ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental. Ayant constaté la nullité, notamment, « des actes émanant de l’"autorité de fait se disant Gouvernement de l’Etat français qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif, le Conseil d’Etat avait néanmoins rejeté, dans un arrêt Ganascia du 14 juin 1946, une demande indemnitaire en estimant curieusement que l’annulation rétroactive de la législation d’exception avait pour effet que les dommages qui en résultent ne pouvaient être considérés comme imputables à l’Etat. Que ce n’est qu’en 2001 qu’un revirement de jurisprudence est intervenu, permettant une indemnisation. Or, la requête soumise au tribunal administratif de Toulouse dataitde 2001. Le tribunal a estimé que, jusqu’à cette date, les personnes déportées ignoraient qu’elles détenaient une créance sur l’Etat dans la mesure où la justice excluait toute possibilité d’indemnisation de leur déportation.

Par contre et contrairement à ce qu’ont annoncés certains médias, je ne vois pas très bien comment ce jugement tardif pourrait donner naissance à une vague d’indemnisations. En effet, d’après le tribunal, la prescription court depuis le 6 avril 2001, date du revirement de jurisprudence. Le délai de 4 ans, qui commence à compter à partir du 1er janvier 2002, est écoulé au 1er janvier 2006. Aujourd’hui, il est donc malheureusement trop tard pour que d’autres victimes puissent prétendre à une indemnisation équivalente en se fondant sur le jugement du tribunal administratif de Toulouse.

On peut regretter une chose : le jugement tardif de cette affaire, qui date de 2001 (5 ans d’attente). Si cette affaire avait été jugée deux ans plus tôt, il resterait plus d’un an à d’éventuels requérants pour se manifester.

On peut espérer une chose : que les tribunaux, émus par cette affaire, décomptent généreusement le délai non pas à partir de 2001 mais à partir de l’arrêt Papon, rendu le 12 avril 2002, confirmant « très explicitement la possibilité d’engager la responsabilité de l’Etat à raison de faits ou d’agissements fautifs commis entre le 16 juin 1940 et le rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental par l’administration française dans l’application de la législation d’exception concernant les personnes d’origine juive » ou que le gouvernement, sous la pression de l’opinion publique, se décide enfin à organiser une indemnisation à l’amiable.

Diego de la Vega

[Téléchargez le texte du jugement en cliquant sur l’icône ci-dessous.

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