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Chroniques Carabines, 8
Douleurs physiques, douleurs morales
par Scarabée

17 septembre 2010

Qu’y a-t-il de pire dans la vie, la souffrance physique ou la souffrance morale ? L’angoisse qui vous étouffe comme un boa s’enroulant autour de votre cage thoracique, qui vous étreint jusqu’à en crever, les attentes toujours déçues, l’espoir qui s’amenuit de jour en jour jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’une misérable loque ? Ou la douleur dans vos entrailles, vos membres, le crabe qui vous enserre progressivement les voies respiratoires et vous fait suffoquer au point de vous empêcher de courir, puis de marcher, puis de faire votre toilette et de manger seul ? La honte, la culpabilité, le sentiment d’échec, le dégoût de soi et des autres, l’envie d’en crever, ou la sensation terriblement concrète de vraiment crever, impuissant et réduit à un légume tout juste parlant, sans que vous puissiez rien faire ?



Niveau douleur morale, j’en connais un rayon. Mais étrangement, je suis toujours passée à travers les mailles du filet des avanies physiques : même pas une petite fracture ou une entorse de cheville. L’appendicite à 10 ans, quelques migraines carabinées. C’est tout. La douleur, je la connais dans la tête et dans le coeur, mais pas ailleurs. C’est une chance, mais aussi un handicap dans le métier qui nous occupe : comment coller au plus près aux attentes des patients sans jamais avoir connu ni accident ni maladie ? Qu’est-ce qui prime, au fond, chez eux ?

Je me suis beaucoup posé la question ces derniers temps ; notamment parce que certaines personnes « saines » de mon entourage me soutiennent que ce qu’elles attendent d’un médecin, c’est de la compétence technique et rien d’autre. La capacité à les soigner, quoi. A réparer la machine. Comme vous l’avez compris depuis qu’on se fréquente, je penche naturellement vers le point de vue inverse : resserrer les boulons et faire les niveaux en sifflotant, est-ce que ça suffit vraiment ?

Bon. On peut se dire qu’il s’agit là de l’avis de gens sains, non hospitalisés, qui ne voient de la maladie que son aspect « pratique » : l’immobilisation, la douleur, la mort au bout. En psychologie, on apprend la pyramide de Maslow qui hiérarchise les besoins de l’Homme : d’abord les besoins physiologiques et sécuritaires, puis seulement après l’appartenance, l’estime de soi, l’épanouissement personnel. Ca semble rationnel, et pourtant... Quid des patients eux-mêmes ? C’est difficile à dire. La plupart cumulent sans doute la faiblesse de leur corps et les conséquences morales de cette déchéance. La torture physique et l’incertitude du lendemain. La douleur et les idées noires. Comment survivre à cette double négation du corps et de l’esprit, comment supporter la maladie sans amour, sans réassurance, sans compassion ?

Je relis Primo Levi dans la traduction de Martine Schruoffeneger [1] et voici la réponse que j’y trouve :
« Déjà mon corps n’est plus mon corps. J’ai le ventre enflé, les membres desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir ; chez certains, la peau est devenue jaune, chez d’autres, grise ; quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir, nous avons du mal à nous reconnaître.
Nous avions décidé de nous retrouver entre Italiens, tous les dimanches soir, dans un coin du Lager ; mais nous y avons bientôt renoncé parce que c’était trop triste de se compter et de se retrouver à chaque fois moins nombreux, plus hideux et plus sordides. Et puis c’était si fatigant de faire ces quelques pas, et puis se retrouver, c’était se rappeler et penser, et ce n’était pas sage. »

Ces quelques lignes me semblent apporter autant de questions que de réponses. Quelle souffrance est la plus dure à supporter ? Primo Levi évoque longuement la faim, le froid, les efforts insurmontables, la pluie qui anéantissent le corps. Mais en quelques mots tapis au coin d’une phrase, il sous-entend aussi que le plus dangereux, le plus douloureux, c’est la déshumanisation, corollaire de la décrépitude.

Les patients ont besoin de diagnostics, de médicaments, d’interventions chirurgicales, de rééducation. C’est certain. Mais n’ont-ils pas besoin aussi d’un soignant qui les aide à redevenir des êtres humains au lieu de « malades » ? Les quelques lettres de remerciements que certains patients ont la gentillesse d’ envoyer aux services à leur sortie mentionnent souvent la qualité du traitement qui leur a été prodigué, c’est vrai. Mais la quasi-totalité du texte est souvent consacrée à louer la gentillesse des infirmières, le respect et la dignité qu’on leur a apportés, la compassion et l’amour qu’ils ont reçus.

Je crois que je n’aime les gens que lorsqu’ils sont malades. J’ai longtemps attribué cela à un déplorable besoin de toute-puissance et de supériorité, partant du principe qu’il est toujours plus valorisant d’être debout en blouse qu’allongé en chemise de papier. Finalement, j’ai compris que ce n’était pas cela. Le patient, pour moi, c’est l’Humain version 2.0 : une fois malade, même le plus parfait des cons se retrouve à poil, au propre comme au figuré. Il n’a plus de barrières morales, plus de blindage affectif, plus rien à perdre ; il met ses tripes sur la table, il s’ouvre, il n’a pas d’autre choix que d’avouer son besoin d’amour et d’attention. C’est l’Homme débarrassé des conventions sociales, des vanités de la vie « civile ». Celui qui a brisé sa carapace. Et qui du même coup, vous autorise à briser la vôtre. Quand je sors de l’Hôpital, et que je retrouve, impuissante, ceux dont l’armure tient toujours, je me dis que ces moments d’abandon sont précieux. Et je les chéris chaque jour.

Pour écrire à Scarabée


[1Primo Levi, Si c’est un homme, Julliard, Paris, 1987




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