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Chroniques Carabines,12
Odeurs
par Scarabée

23 novembre 2010

A l’hôpital, on ne voit pas toujours grand-chose, notamment quand on choisit de se mettre des oeillères.

A l’hôpital, on ne goutte plus les urines, et on ne profite guère des arômes de la bonne chère sur ces plateaux au contenu insipide.

A l’hôpital, on touche assez rarement hormis quelques brefs moments de furie palpatoire.

Restent le bruit et l’odeur, pas cantonnés aux discours de Chirac qui, du temps de sa splendeur, en flattait le facho dans les assemblées paillardes du RPR. Les seuls stimuli sensoriels que personne ne peut fuir bien longtemps. Ils vous poursuivent, vous collent aux tympans, tapissent vos narines, au point que souvent, à la bibliothèque, j’en suis encore imprégnée.



*Chapitre premier : le bruit*

« Madame ! Madame ! Madame ! Madaaaaaaaaaaaaame ! »
Elle est là depuis trop longtemps, Madame T. On n’en peut plus de l’entendre brailler toutes les 5 minutes. Au début, on ressent de la compassion à l’écoute de ce hululement de mère-grand brisée, aussi vengeur que pathétique. Au début, on y va à chaque fois. Mais plus je passe du temps dans cette chambre, devant ce petit bout de femme qui doit faire dans les 40 kgs tous mouillés, plus je lui prends la main et plus je lui explique les choses, plus elle m’en veut. Avant, elle pensait seulement que des rôdeurs étaient venus lui casser son col ; maintenant, elle croit que c’est moi. Je suis bien avancée. Résultat, mon empathie s’émousse ; d’autant que je minute la tranquilité que nous procure chaque intervention... et que j’ai atteint le score royal de 9 minutes. Les autres patients sont de plus en plus hagards et commencent à réclamer des boules Quiès. La cadre du service lève les yeux au ciel. En attendant la réponse de la maison de retraite, les cris de rage résonnent toujours entre les murs du service. Jusqu’à...

...11h00 du matin. L’heure de Motus. Je ne sais pas pourquoi, mais tous les patients ont l’air de regarder Motus à l’hôpital, comme j’ai pu le vérifier dans de nombreux services. Le générique retentit systématiquement dans les couloirs, de quoi vous rendre dingue. Thierry Beccaro et sa bonne tête de gendre idéal doit plaire aux mamies ; moi, j’ai toujours détesté ce jeu et son animateur. Vous vous promenez d’une chambre à l’autre, et votre fin de matinée est rythmée par les jingles du jeu ; tiens, une boule noire, songez-vous machinalement quand le « oh oh oh oh » retentit au milieu de votre examen clinique.

*Chapitre second : l’odeur*

La première odeur dont je me souviens, c’est celle du docteur. C’est l’odeur des mains de ma mère au retour du cabinet, une puissante effluve d’alcool à 70° qui embaumait ma chambre entière lorsqu’elle venait m’embrasser en rentrant du travail. Alors que bien des gens détestent ce qui leur rappelle l’hôpital, c’est pour moi le parfum de la sécurité et de l’amour maternels - pas étonnant que j’aie mal tourné !

Ensuite, beaucoup plus tard, il y a l’odeur de mes années secouristiques, celle du clodo. C’est très particulier, et aussi vachement tenace. Tu l’as encore dans ton uniforme le lendemain au réveil. C’est souvent tellement insupportable que les pompiers tentent de lutter contre en se bourrant le pif de boulettes de Vicks menthol. Une fois, on a ramassé sur voie publique un SDF particulièrement décati, à moitié à poil au milieu du boulevard. Je m’en souviens car il ressemblait à un père Noël grunge, avec sa longue barbe crade : un Diogène du trottoir, les fesses à l’air, l’oeil vitreux, la langue pâteuse. Dans le camion, à l’arrivée aux urgences, il avait réussi à faire tomber le contenu d’une de ses poches, et me voilà dans un grand élan de mansuétude à m’agenouiller pour ramasser 150 pièces de cinq centimes sur le lino de la cellule arrière. Sauf que je n’y suis jamais arrivée : à cinquante centimètres du sol, me voilà prise d’un haut-le-coeur comme j’en ai rarement connu. Je n’ai jamais pu finir mon geste ; j’ai sauté de la cabine avec ma nausée en bandoulière pendant que mes copains chargeaient l’importun malodorant sur un brancard.

Autre étape, autres parfums... Ca sent pas non plus le propre, les couloirs de l’hosto. Ca sent la bouffe rechauffée sous cellophane, la pisse, le vieux, le rance, le linoléum usé par les détergents, les dessous de bras, la vie, la mort. C’est un mélange très compliqué mais immédiatement reconnaissable, même à distance. On dirait que ça suinte des murs. L’autre jour, je passais devant Saint-Louis avec une amie, quand je me suis mise à l’arrêt, comme les chiens de chasse : même dehors, ça sentait l’hôpital.

Le bloc, en revanche, ça sent le propre, bien obligé, c’est nettoyé à chaque fin d’intervention. Mais en cours d’opération, ça sent le propre et autre chose : le barbecue. Je crois que j’ai arrêté de m’imaginer que l’Homme avait un statut à part des autres espèces animales lorsque j’ai pénétré pour la première fois dans une salle d’op afin de la nettoyer. Je ne sais pas pourquoi, je pensais avant cela que l’odeur de la chair humaine était différente de celle de la viande ; je lui attribuais une espèce de statut magique ; de surcroît, j’avais lu quelque part que la barbaque humaine avait un goût assez peu semblable à celui des autres biftecks, ce qui me confortait dans mon illusion.
Quelle ne fut pas ma surprise à mon premier jour de boulot ! On m’avait invitée à voir une sternotomie dans une des salles ; je suis entrée... et une odeur de viande grillée très comparable à celle d’une côte de boeuf sur sarments m’a sauté à la gorge. Ca et les sacs d’aspi de 3 litres pleins de sang à mettre dans les conteners appropriés (bamboche pour les vampires !), vraiment, la coupe était pleine, c’est le cas de le dire. Je n’en revenais pas. Et maintenant que je passe nombre de mes journées au bloc, j’ai l’impression de trimballer ce fumet dans mes cheveux en permanence. Mes voisins de bibliothèque ne sentent rien, mais moi, je la porte comme un tatouage olfactif, comme l’apprenti Grenouille et son eau de rouquines dans le bouquin de Süskind.

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