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Chroniques carabines, 14
Trainspotting
par SCARABEE

9 décembre 2010

Choisis la vie. Laisse-toi terroriser sur tes perspectives d’avenir, balaie d’un coup d’oeil les propositions de carrière qui s’offrent à toi, le chômage fatalement au bout, les voies sans issue, le quotidien sans passion, la feuille Excel à perpétuité, le devoir de subordination. Souffre pour des mecs qui ne te regardent pas, passe tes samedis la tête dans la cuvette à te demander si c’est toi ou si c’est les autres ; fais-toi remarquer, fonds-toi dans la masse. Roule ton pétard sous la paillasse de la salle de TP de chimie pendant que ton voisin glisse une paire de ciseaux dans une prise pour faire sauter les plombs. La plupart de ceux qui se taisent n’éprouvent pas grand-chose ; ceux qui parlent trop, surtout de leurs émotions, fatiguent leurs congénères. Persévère avec l’alcool, c’est une question d’entraînement. Ta soupape, c’est samedi soir, et pas avant, fourre-toi bien ça dans le crâne. Triche sur ton âge pour rentrer en boîte. Tu fais beaucoup plus que tes 13 ans. Mets-toi une cuite. Ce matin, ton mec t’a dit qu’on l’appelait « le pédophile ».



Ecoute du métal à fond volets tirés, ta chambre éclairée par 118 bougies dont la cire dégouline sur les étagères. Fais crier ta mère. Sois sage. Crache ta rage. Bosse ton bac. Si tu n’as aucun contrôle sur tes émotions, reporte ton besoin de maîtrise sur la bouffe. Perds 6 kilos en 6 mois. Reprends les en une semaine. Nettoie bien la cuvette avant de sortir. Le sport, c’est pour les cons décérébrés. Le sport, c’est l’évasion par la souffrance. Discipline ton corps à défaut de pouvoir fermer ta gueule sur commande. Je hais mes règles. Encore un asservissement dont j’aimerais bien me débarrasser. De toute façon je n’ai jamais voulu être une fille, c’est trop encombrant.

Choisis la mort. Lis et relis Camus. Bats en retraite dans ta chambre dès la fin du repas pour graver ton mal de vivre adolescent sur la face antérieure de ton avant-bras gauche. Remonte tes manches pendant des semaines.

Choisis les gens. Déteste les gens. Quand une seule personne te veut du mal, garde la tête haute. Quand tout le monde te méprise, commence à te poser des questions. Il y a deux camps : ceux qui bouffent et ceux qui se font bouffer. Ne fais pas d’histoires. Arrête ton cinéma. Savoure tes phases maniaques, ce sont les plus productives. Trouve un moyen de tromper ton ennui. Epuise chacune de tes marottes, bois la coupe jusqu’à la lie, puis ressers toi jusqu’à la nausée. Définis qui tu veux être. Arrête le punk, les musiques fortes, le maquillage, les fringues de salope, l’ironie mordante. L’investissement personnel est stupide et cause de frustration. Lutte contre ce monde bassement mercantile et vain en cessant de prendre le métro. Les couleurs des affiches t’agressent. Jette de ta garde-robe tout ce qui ne ressemble ni à une polaire de chez Décathlon ni à des chaussures de marche en Gore-Tex. Dégraisse ton mode de vie. Choisis l’introspection et les philosophies asiatiques. Fais une heure de yoga tous les matins après une douche glacée. Contrôle ta respiration ; c’est toujours un histoire de contrôle. Après neuf salutations au soleil, j’ai la tête qui tourne comme après un joint. Quand je médite, j’ai l’impression de tomber dans un trou, comme au moment de m’endormir. Je ne rêve plus. La nuit, je me réveille en sueur.

Choisis médecine, après des années d’études insatisfaisantes. Essaye de te convaincre que tu le fais par altruisme, pour la beauté du contact humain. Frotte-toi à la ruine physique et morale. Repousse tes limites, tu es un warrior, tu n’es pas couché dans ce lit mais debout dans la blouse à côté. Quand tu parles aux gens, tu les regardes littéralement de haut. Tu n’aimes plus ton prochain que malade et avide de ton écoute et de ton aide. Tu te persuades de ta grandeur d’âme, il ne s’agit en fait que de te rassurer. Tu as frénétiquement besoin de donner aux être humains sains de corps quelque chose dont ils n’ont pas besoin. Profite de la dépendance des patients pour le leur refiler. Affiche ton dégoût des capitalistes de la médecine, des mandarins, du gratin de la chaîne alimentaire, tout en quêtant inlassablement leur approbation. Choisis la médecine généraliste, montre ta coolitude en rejoignant les damnés de la terre médicale.

Choisis l’amour plan-plan, la vie rangée ; trahis ta rebellion adolescente, désarme, assoupis-toi dans le confort de ta popote au quotidien. Impact dans quinze secondes. La réalité reprend ses droits, et tout remonte encore une fois. Largue les amarres, relève-toi pour fuir plus vite, reprends tes pinceaux, ta guitare et tes carnets. Choisis la déglingue, la picole et le chaos. Tout le monde passe sa vie à chercher frénétiquement une personne devant laquelle pouvoir librement se foutre à poil et sangloter, mais personne ne veut se l’avouer. Ceux qui osent seront punis. No trespassing. Remets-moi une bière, c’est plus facile. En rentrant je boufferai une pizza géante ; deux doigts dans la gorge remettront les comptes à zéro.

Choisis la chirurgie, et vire pour de bon ta cuti : avoue ton culte de la performance, ton ardeur au travail, ton amour maso de la discipline et de l’effort. Finalement, toi aussi tu veux ta Porsche, tes cours de tennis, le pouvoir et le statut. Mon Dieu, aidez-moi à me faire une carapace comme les autres. Aidez-moi à ne plus brûler en dedans. Moins on a de temps, plus on en trouve. Si à 20 ans, t’es pas de gauche, t’es un salaud ; si à 40, tu l’es toujours, t’es un con. Dors à l’hôpital un jour sur deux et descends bourré aux urgences pour donner tes avis ; c’est rigolo comme imposture. Autour du squelette, il n’y a rien. Je préfère les gens endormis. S’ils te saoulent, remets-leur un coup de Spécial K. Et prépare-m’en une dose à moi aussi. Putain de bordel de dieu d’artère que je viens de flinguer ! Ferme ta gueule nom d’un chien, et arrête de bouger ! Vous allez faire quelque chose, les gaziers ? Hier j’ai discuté 40 minutes avec un papy, j’avais oublié comment c’était. Je préfère planter des clous, c’est moins dangereux et plus amusant. C’est plus efficace pour oublier.

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