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"Nous sommes tous des patients" (Entretiens avec Catherine Nabokov)
Stock, 2003 - Le Livre de Poche, 2005

23 février 2005

La France est le pays où, d’après l’OMS, la qualité des soins est la meilleure au monde. Mais, par ailleurs, la France est le dernier pays d’Europe à avoir donné aux patients le libre accès à leur dossier médical ; les malades ont encore beaucoup de mal à obtenir des praticiens des réponses précises à leurs questions légitimes.


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Entre cette situation sanitaire théorique, mesurée selon des critères « objectifs » et la perception sensible que peut en avoir chaque citoyen, il existe d’innombrables nuances dont témoignent quelques faits irréductibles : la France est le dernier pays en Europe à avoir donné aux patients le libre accès à leur dossier médical ;
le traitement de la douleur n’a été instauré dans les facultés de médecine qu’à la fin des années 90 ;
les malades ont encore beaucoup de mal à obtenir des praticiens des réponses précises à leurs questions légitimes sur le diagnostic et le traitement de ce qui les fait souffrir.

Parallèlement, le système de santé est lui aussi en crise : les médecins sont trop nombreux dans certaines régions, en voie de disparition dans d’autres ;
les généralistes, mal rémunérés et surchargés de travail, vieillissent et ne sont plus remplacés ;
des problèmes majeurs de santé publique ne sont pas pris en compte sur l’ensemble du territoire.

En fait, on en revient toujours à deux questions fondamentales :
 Que demande la personne qui entre dans le cabinet du médecin ?
 Qu’est-ce qu’un médecin, quel est son rôle ?

Autour de ces deux thèmes, Martin Winckler et son interlocutrice, l’éditrice Catherine Nabokov, cherchent à y voir plus clair.


Edition de poche chez L.G.F

Mars 2005 - 220 pages - 6€ - ISBN : 2253112437
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Edition reliée chez Stock
Mars 2003 - 234 pages - 17€ - ISBN : 2234054427

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Extrait :

(...) Si j’ai appris une chose au contact des patients et des autres médecins, c’est que beaucoup de gens viennent consulter un médecin munis d’un prétexte. Ce prétexte n’est pas un mensonge ou une illusion, c’est un motif qui leur paraît valable pour aller consulter sans " déranger " ou paraître idiot. Mais leur raison véritable de consulter peut être tout à fait autre chose, une interrogation difficile à énoncer, même pour soi. (...) La plupart du temps, [il peut se passer] des semaines ou des mois avant que cela prenne sens entre le médecin et le patient, mais parfois les choses se disent en une seule fois parce que les conditions s’y prêtent. Il ne suffit pas que le patient ait envie de parler et que le médecin soit prêt à écouter, il faut aussi que le médecin ne se focalise pas sur l’aspect technique. On n’est pas obligé à chaque fois de faire de la psychologie ou d’aller chercher du sens dans [le moindre geste]. Mais avec de l’expérience, on sent dès le début s’il y a quelque chose derrière le motif de consultation. On l’apprend. Personnellement, je n’ai toujours su " lire " ce genre de chose. Il m’a fallu d’abord admettre l’idée que derrière le motif apparent, il y a parfois autre chose à " lire "...

[Le] médecin est dans la position du lecteur, et non dans la position de l’écrivain. Il est le témoin d’une narration plus ou moins organisée et à laquelle il contribue à donner du sens. Ce n’est pas lui qui donne son sens à cette narration. Le sens ne peut venir que de la personne qui raconte l’histoire. Mais le médecin y contribue de deux manières, d’abord en étant une chambre d’écho à la narration, le fameux " Mhhh... " qu’utilise Bruno, dans La Maladie de Sachs, est un procédé qui relance la narration quand le patient fait une pause, mais qui signifie aussi à la personne qu’elle est écoutée. Quand on écoute, on peut aussi, pour aider le patient à aller plus loin, reprendre ce que la personne vient de dire. Le patient dit : " Ça, je ne peux pas en parler... ". Le médecin dit " Vous ne pouvez pas en parler... ", et si le patient a le sentiment qu’il est écouté, il poursuit " Je ne peux pas en parler parce que... " et, finalement, il en parle quand même ! Ce genre de " truc " permet au patient de décider s’il veut en parler ou pas au médecin, mais c’est lui qui en décide, pas le médecin...

Ça ne veut pas dire qu’un médecin ne doit pas réagir à ce qui lui est dit. Quand une femme de 35 ans me dit " Je n’ai pas d’enfants et je veux me faire ligaturer les trompes ", ça me fait dresser l’oreille. Pas sur le plan éthique - parce que je n’ai pas de jugement à porter - mais je me dis : il doit bien y avoir une raison, ce n’est pas une décision anodine... Réagir à ce qui est dit, c’est donner la possibilité au patient de le développer. S’il ne veut pas, on n’insiste pas. Mais s’il veut en parler, sa remarque peut très bien être une perche qui nous est destinée, et c’est une erreur que de ne pas la saisir, délicatement, mais ouvertement.

Cela aussi, saisir les perches, c’est quelque chose qui s’apprend, on ne le sait pas d’emblée. Je l’ai su très tôt parce que j’avais un père qui me racontait des histoires qui étaient toujours des histoires à tiroir. J’ai donc su très tôt que l’histoire qui est racontée est un écran derrière lequel il faut accepter de voir en filigrane et parfois d’être invité à venir voir. Mais le savoir, ça ne suffisait pas, il m’a fallu aussi apprendre à avancer à petits pas, sans brusquer. Au début de ma pratique, j’étais plutôt un éléphant dans un magasin de porcelaines...

Une autre leçon qu’on apprend ce sont les vertus de la patience. Les choses ne viennent pas, comme dans l’histoire que je viens de raconter, aussi rapidement. Des fois il faut des années. Ce qui importe, ce n’est pas d’aller vite, mais de faciliter, d’accompagner le processus. Il y a des évolutions qui sont très rapides et d’autres qui sont très lentes. Chacun a sa vitesse propre. Et le médecin doit s’adapter à ça. Cette malléabilité du médecin ne fait pas non plus partie de sa formation.

On n’explique pas aux étudiants qu’on peut rester soi-même en s’adaptant au rythme des patients. On a plutôt l’impression qu’on leur apprend à imposer aux patients le rythme et les besoins du médecin. La plupart des médecins pensent que si le médecin n’impose pas le rythme, il ne pourra rien faire, et ce n’est pas vrai. D’ailleurs, ce n’est pas une relation de pouvoir, c’est une relation de travail en commun, c’est un ouvrage en commun.

Oui mais c’est quand même perçu par patient comme une relation de pouvoir dans la plupart des cas.

Oui parce que les jeunes médecins en formation sont mis dans une situation très perverse qui est la suivante : on leur fait croire qu’ils vont être très puissants, et comme tout le monde, ils ont envie de croire qu’ils vont l’être. Très vite, ils se rendent compte que ce n’est pas vrai. Ils ne sont pas omniscients, ils font des erreurs, ils font mal, ils se font engueuler. Mais on ne leur dit pas qu’ils ont le droit de faire des erreurs, et qu’ils vont inévitablement en faire, on leur dit : " Si tu fais une erreur, c’est que tu es nul. "

Ils sont très culpabilisés, et sont amenés soit à masquer leurs erreurs, soit à ne plus rien faire pour ne pas être pris en faute. Et puis, ils se rendent compte très vite qu’ils ne sont pas tout-puissants parce que la vie et la mort sont plus puissantes qu’eux, parce que les gens n’obéissent pas forcément à ce qu’ils leur disent, parce que les gens ne meurent pas comme on dit qu’ils vont mourir et ne survivent pas comme on dit qu’ils vont survivre. Parce que les choses ne se passent pas dans la vie comme dans les traités de médecine.

Et tous les étudiants en médecine, puis les médecins se retrouvent dans cette situation de grande souffrance qui est : " Je suis censé jouer le rôle de quelqu’un de tout-puissant et je sais parfaitement que c’est un mensonge, que c’est une escroquerie. " Et là, il y a trois catégories de jeunes médecins. D’abord, ceux qui admettent la réalité et se disent : " Je ne suis pas tout-puissant, mais je peux quand même faire beaucoup, et je vais essayer de faire de mon mieux avec ce que je sais. " Ce qui signifie que, d’emblée, ils admettent qu’ils ont des limites, à leurs propres yeux et à ceux des autres. Et il est beaucoup plus facile de travailler en repoussant ses limites que de faire mine de ne pas en avoir.

Une seconde attitude consiste à nier la réalité. Ceux qui la nient n’ont pas seulement une blouse sur le corps, ils ont une blouse amidonnée dans la tête, avec un balai dans le derrière qui remonte jusqu’à l’œsophage. Ils se disent : " Les gens sont en position allongée, nous nous sommes debout, donc nous sommes forcément supérieurs. Vous n’avez qu’à vous taire et obéir, et alors, vous guérirez peut-être. Si vous ne guérissez pas, c’est probablement de votre faute : moi, j’aurai fait mon boulot. " C’est une vision caricaturale du monde, bien sûr, mais ceux qui voient les choses ainsi sont très nombreux, à mon avis, et on ne devrait pas leur permettre de faire ce métier.

Et puis il y a ceux qui sont entre les deux. Ils savent que la toute-puissance affichée de la médecine est une escroquerie ; leur incertitude, leur solitude, leur propre sentiment de manquer de valeur les conduit à adopter un comportement qui va les protéger. Quand personne ne vous pose de questions vous n’avez pas de réponses à fournir, ils font donc en sorte que personne ne leur pose de questions. Ils parlent mais ne laisse pas les patients parler, ils quadrillent ce que les gens disent et font entrer leurs discours dans des cases et laissent à l’extérieur ceux qui n’entrent pas dedans, ils délèguent à des intermédiaires - quand un patient souffre, ils disent à l’infirmière ce qu’il faut lui donner et ils rentrent chez eux, s’il faut revenir voir le patient, l’infirmière est obligée d’appeler le médecin de garde.

En faculté de médecine, on ne dit pas d’emblée aux étudiants que face à un patient qui dit : " Je souffre ", la responsabilité du médecin est d’abord de s’occuper du patient et de s’assurer personnellement qu’il ne souffre plus, et ensuite de donner les instructions pour qu’on puisse le soulager en son absence. Le bon soignant doit anticiper les moments où il ne sera pas là, il doit prévoir ce qui est nécessaire aux autres pour que sa présence ne soit pas indispensable.

Le mauvais soignant correspond à l’aphorisme de Sartre qui disait : " Seul les salauds sont indispensables ". Le mauvais soignant sous-entend qu’il est indispensable en laissant les autres démunis en son absence. C’est toute une éducation, qui ne découle pas, à mon avis, d’une idéologie selon laquelle les mauvais médecins seraient intrinséquement " mauvais ", mais qui découle d’un ensemble de dénis.

L’éducation sadique des étudiants en médecine

J’ai fait à plusieurs reprises des conférences à des étudiants en médecine de première année, souvent en tout début d’année. Et chaque fois, je leur ai dit : " Il y a deux sujets qu’on ne va jamais aborder en fac avec vous, pour vous faire réfléchir à la signification qu’ils peuvent avoir pour vous, personnellement. Ces deux sujets sont la mort et la sexualité. Or, il n’y a pas de consultation qui ne renvoie pas à la mort, à la sexualité ou aux deux.

Je ne vois donc pas comment vous allez comprendre ce que les gens vont vous raconter si vous ne vous interrogez pas sur la signification que vous-même accordez à l’une comme à l’autre. Aujourd’hui, vous êtes cinq cents dans cet amphithéâtre, nous sommes au mois d’octobre, l’année universitaire se termine en juin. D’ici là, il y en a peut-être quatre ou cinq d’entre vous qui seront morts. "

Quand je dis ça, évidemment il y a un grand silence, avec des murmures atterrés. Je poursuis : " Ce n’est pas une menace, une malédiction, une condamnation, ou une prédiction - c’est la réalité. Vous êtes comme tous le monde susceptibles de mourir du jour au lendemain, et moi aussi, d’ailleurs. Et il faut vous interroger là-dessus. Il faut en prendre conscience. Et même si aucune des personnes présentes dans cet amphi ne meurt dans l’année, je serais très étonné que personne ne meure autour de vous - un parent, un ami. La mort fait partie de la vie et tôt ou tard, il y aura de la mort autour de vous ou chez vous. Si vous ne vous interrogez pas sur l’impact de cet événement inévitable qu’est la mort de quelqu’un, ou sur votre propre éventualité de mourir, comment voulez-vous comprendre ce que vous diront vos patients ? "

Et je poursuis : " Maintenant, parlons de la sexualité. Tous, ici, vous avez entre dix-huit et vingt-deux ans. Vous n’allez pas me raconter que vous êtes tous vierges ! " Là, ils se mettent à rigoler, évidemment. " Vous n’allez pas rester chastes pendant toutes vos études ! " Là aussi, ils ricanent. " La sexualité occupe, que vous le vouliez ou non, une place importante dans votre vie !

Et pas une place théorique. Certains d’entre vous sont mariés ou vont se marier, d’autres ont déjà eu une ou plusieurs relations sexuelles, d’autres auront leur première relation sexuelle ce soir ou la semaine prochaine, certains sont homosexuels, d’autre bisexuels, d’autres encore ne savent pas ce qu’ils sont, certains sont très inhibés à l’idée de la sexualité et d’autres ont envie de baiser tout le temps... Bref ! Si vous ne vous interrogez pas sur la place de la sexualité dans votre vie, comment voulez-vous comprendre quoi que ce soit à ce que les gens vont vous raconter ? Il est indispensable de vous appuyer sur votre expérience d’humain pour comprendre les expériences humaines qu’on va vous confier... ".

Evidemment, quand je dis ce genre de chose en amphithéâtre, il y a des étudiants qui sont choqués, d’autres que ça laisse indifférents, mais beaucoup d’autres l’entendent : ça les touche au plus profond ; ça fait écho à des questions qu’ils se posent.

Malheureusement, les facultés françaises nivellent tout ça, elles musèlent les sentiments, elle interdisent qu’on se pose ce genre de questions dans le cadre de l’enseignement de la médecine. Ce n’est pas une règle écrite, mais tacite, idéologique. Implicitement, entrer en médecine c’est entrer en religion, on doit cesser d’avoir un corps, cesser d’avoir des fantasmes, cesser d’avoir des doutes. Continuer à avoir un corps et des sentiment, c’est incompatible avec la profession de médecin...

C’est aberrant ! C’est donc pour ça qu’on se retrouve avec des médecins qui sont des murs auquel vous ne comprenez rien parce qu’ils ne tiennent absolument pas compte de ce que vous pouvez entendre ou ne pas entendre.

Oui et puis souvenez-vous : on modèle ainsi de très jeunes gens. Des individus dont la formation psychologique n’est pas encore tout à fait terminée... Ça se passe à un moment où on est malléable, où on est fragile, où de nombreuses pressions s’exercent. Quand j’ai commencé mes études de médecine, j’avais 18 ans, et j’étais vierge.

Je découvrais en même temps l’isolement total qu’on ressent dans une ville étrangère, un environnement hostile où il fallait se battre pour avoir des places assises dans l’amphithéâtre - je refusais de me battre mais il y avait des gens qui se battaient - et en plus, j’étais mûr sexuellement et je n’avais qu’une envie : celle de passer à l’acte. Tout ça se mélangeait.

Et l’empreinte se fait à ce moment-là...

Ce n’est pas seulement une empreinte... Un jeune étudiant en médecine, au fond, c’est comme un bonsaï au sens le plus sadique du terme. La faculté est dirigée par un certain nombre de mandarins dont l’idéologie ambiante consiste à penser que l’étudiant est une jeune pousse dont on va faire un arbre, et qui considère que plus on torture l’étudiant, meilleur sera le médecin. C’est une violence qu’on exerce sur eux, alors que tout le monde sait que les meilleurs soignants sont ceux qui se sentent le mieux dans leur peau. Mais la formation est tellement schizoïde qu’on laisse entendre que le meilleur médecin c’est celui qui a la peau la plus épaisse.

Qui est le plus formaté...

C’est ça : il faut qu’il rentre dans le moule. Qu’il fasse entrer dans sa sa tête des grilles diagnostiques, thérapeutiques, des grilles de comportement, et puis qu’il fasse rentrer les les patients à l’intérieur de ces grilles.

On ne lui apprend pas à prendre possession du savoir par lui-même, à se l’approprier à partir de sa propre personnalité...

C’est ça.

Soigner, ça n’est pas une relation de pouvoir

L’année où j’ai reçu le livre Inter pour La maladie de Sachs, j’ai reçu un autre prix beaucoup plus discret, qui m’a été décerné par une association de médecins généralistes juifs. Avant la remise des prix, j’ai assisté à une conférence donnée par un rabbin et dont le titre était " L’Éthique, de l’embryon à l’agonisant ", et j’ai été très frappé par l’histoire suivante, à la morale de laquelle j’adhère entièrement. En Pologne, au XIX° siècle, dans un shtetl, un ghetto juif, le rabbin va voir la guérisseuse en lui disant :
- J’ai des rhumatismes, je veux que tu me donnes des médicaments pour mes rhumatismes.
Et la guérisseuse lui répond :
- Voilà, prends ça, c’est une potion que j’ai fabriquée.
- Mais les rhumatismes, j’en ai aussi pendant le shabbat, alors je voudrais aussi une potion que je peux prendre pendant le shabbat.
- Ah, non, ça je ne peux pas te donner, c’est interdit.
Il insiste :
- J’ai besoin d’une potion qui soit casher, et que je puisse prendre pendant le shabbat.
Elle finit par céder.
- D’accord, je te donne ce que tu veux mais à une condition : tu dois me jurer que tu ne donneras la recette à personne.

Le rabbin jure. Le samedi suivant, pendant l’office, il monte sur la téba (l’estrade) et il donne la recette à tout le monde. Pourquoi ? Parce qu’il avait considéré qu’il était beaucoup plus immoral de garder ce savoir pour lui que de d’enfreindre son serment. En gardant la recette pour lui, il faisait comme la guérisseuse : il gardait le pouvoir. En le partageant, il signifiait que garder le pouvoir de soulager par-devers soi, c’est moralement inacceptable.

Ma position en tant que médecin est exactement celle de ce rabbin. Il n’y a aucune raison de refuser de partager un savoir qui permet aux gens de ne pas souffrir. En formant des médecins schizoïdes - et, encore une fois, je ne crois pas qu’il y ait un protocole conscient d’éducation des médecins dans ce sens, je pense que c’est la structure mentale de la société française, vieille société féodale, qui s’exprime ainsi à l’intérieur des facs de médecine - on les incite à garder le pouvoir. Et insidieusement, on crée des médecins qui peuvent un jour devenir inhumains, on favorise l’éclosion de médecins qui deviendront des nazis sans même sans rendre compte.

Un médecin qui est un nazi sans s’en rendre compte, c’est le médecin qui pratique des expérimentations sans demander l’avis de ses patients et en prétendant que c’est pour son bien - ou pour les progrès de la science.

Un de mes amis, qui a une maladie psychiatrique très ancienne, n’allait pas bien du tout ces derniers temps, je n’avais pas de nouvelles de lui, je lui envoie un message électronique et il me répond : " Je ne vais pas bien mais, en plus il vient de m’arriver un truc, je ne pensais pas que c’était encore possible en France. J’allais tellement mal que mon médecin a proposé de m’hospitaliser dans le service d’un grand patron de la psychiatrie qui paraît-il expérimente un nouveau médicament psychotrope. Je lui dit pourquoi pas ? Quand je suis arrivé à l’hôpital, au bout de quelques heures j’ai réalisé qu’en fait j’étais inclus sans mon consentement dans un essai en double aveugle ! "

Un essai " en double aveugle ", c’est un protocole thérapeutique où on sépare les patients en deux groupes : l’un des deux groupes reçoit le médicament expérimental, l’autre reçoit un placebo ou un médicament de référence, mais personne ne doit savoir qui prend quoi, ni les médecins, ni les patients, de façon à comparer les effets des deux médicaments sans influencer l’analyse des résultats. Mon ami, évidemment, voulait essayer le nouveau médicament, mais on ne lui avait pas dit qu’il était expérimental ! ! !

Ces essais sont pourtant régis par des règles assez strictes.

C’est régi par des règles assez strictes mais la structure hospitalière française est ainsi faite que les mandarins français font absolument ce qu’ils veulent. Et si jamais quelqu’un conteste leur comportement, ils l’accusent de les empêcher de soigner ! Les mandarins pratiquent toujours un discours culpabilisateur à rebours qui dit : " En nous empêchant de travailler vous faites du mal au malades ! "

C’est un chantage. Ce qui est insupportable dans leur attitude, c’est qu’elle repose toujours sur un chantage... par conséquent, mon ami a quitté le service, et il n’a pas été soigné. Ça se passe aujourd’hui, en l’an 2001, en France... Cela dit, je ne crois pas que la psychiatrie soit plus mal lotie que les autres spécialités... Ce type d’attitude se voit partout.

La schizoïdie des médecins est induite depuis le départ, de façon extrêmement perverse, en jouant sur les sentiments de culpabilité des étudiants. Je me souviens d’un professeur de biologie qui, en première année de médecine, entend des rumeurs de grève parmi les étudiants. D’un ton comminatoire, il laisse entendre qu’un vrai médecin n’est jamais en grève car le patient lui, ne fait jamais grève non plus.

Dit comme ça, ça peut paraître très noble mais ça sous-entend que si un médecin ne se met jamais en grève, les autres soignants - infirmier ou aides-soignants, par exemple ne peuvent pas le faire non plus - ou alors, qu’ils ne font pas un métier aussi noble que celui du médecin. Autrement dit : un médecin doit abdiquer toute revendication sur ses conditions de travail.

Ce qui est absolument dégueulasse. C’est comme ça qu’on continue à exploiter les infirmières, les sages-femmes, les brancardiers, etc. C’est un discours totalitaire, moralisateur, paternaliste dans ce qu’il a de pire. Ça passe sous silence le fait que les infirmières sont douze heures quatorze heures par jour auprès des malades...

Ce modelage idéologique commence donc très, très tôt auprès des étudiants. Ajoutez à cela que faire des études de médecine n’est pas à la portée de toutes les bourses, et a toujours été l’une des carrières choisies pour son aura sociale. C’est en train de changer, pour des tas de raisons. Etre médecin n’est plus toujours un statut social enviable.

Quand vous aviez 100 étudiants dans une fac de médecine dans une promotion donnée, ceux qui venaient des meilleurs milieux envisageaient sans difficultés de devenir gynécologue-obstétricien ou chirurgien, les deux spécialités les plus " nobles ", et ceux qui venaient de milieux plus modestes envisageaient " tout naturellement " de devenir généralistes. C’est seulement au cours des années 70 qu’on a pu afficher des motifs politiques de faire de la médecine générale.

Et puis, il y a des raisons psychologiques, personnelles, très profondes. On devrait dire aux étudiants en médecine d’une promotion : " Parmi vous, il y en a qui seront à l’aise pour soigner, d’autres pour enseigner, d’autres encore pour faire de la recherche, à mesure que vous avancez dans vos études essayez de déterminer par quoi vous êtes le plus attirés et où vous vous sentez le plus à l’aise, parce que plus vous serez à l’aise, plus vous serez heureux de faire ce que vous faites, et mieux vous le ferez. "

Mais on ne leur dit jamais ça, comme si un " bon " médecin devait être capable de tout faire. On ne leur dit pas " Choisissez l’activité pour laquelle vous avez le plus d’affinité. " On leur dit : " Visez la spécialité la plus pointue, la plus complexe, dans laquelle vous serez le champion. " À ce sujet j’aimerais parler d’une représentation de la médecine que j’aime beaucoup mais que beaucoup de médecins français détestent : c’est une grande série télévisée, qui s’appelle Urgences. (...)

C’est une très, très belle fiction. Pendant ses quatre ou cinq premières années, Urgences est construite autour du personnage d’un étudiant, John Carter, qui entre pour la première fois dans le service des urgences en même temps que le spectateur. Il vient d’une famille très très riche. Il apprend son métier pendant ces quatre années, et, alors qu’il a commencé en disant : " Je veux être chirurgien cardiothoracique ou neurochirurgien ", il apprend à tenir la main des malades et finit par changer d’avis et s’orienter vers la médecine d’urgences, qui est la médecine générale de la société américaine.

Il évolue de manière visible et sensible mais aussi très progressive parce que c’est au bout de quatre ans qu’il dit ça. C’est extraordinaire de montrer ainsi, en temps réel, l’apprentissage de la médecine. Non seulement l’apprentissage de la médecine mais le développement des relations entre patients et soignants. Carter est confronté successivement au désir pour une patiente, à la violence de certains malade et un jour, il lui arrive une histoire qui dit tout en très peu de mots - il faut se rappeler que, parmi les scénaristes d’Urgences plusieurs sont médecins.

Au cours de la deuxième ou troisième saison [1], un vieux monsieur de 75 ans, entre à l’hôpital en catastrophe, amené par les ambulanciers parce qu’il a fait un arrêt respiratoire chez lui. On le met sur une table et on dit à Carter : " Il a déjà été hospitalisé, va nous chercher son dossier ". Carter ne trouve pas le dossier immédiatement, alors on le réanime. Quand Carter revient, au bout d’une demi-heure, le monsieur a été mis sous respirateur artificiel. Il découvre que le dossier contient un document signé de la main du patient et demandant à ne pas être réanimé. Par conséquent, on l’a réanimé contre sa volonté.

On arrête la machine, mais le patient est sorti du coma, il respire seul, alors qu’il ne voulait pas survivre. Carter se sent coupable de ne pas avoir trouvé le dossier et il a envie de faire quelque chose pour ce patient. D’abord, il cherche à savoir s’il a une famille, mais il ne trouve personne, le malade n’a plus de famille. Ensuite, il voit dans le dossier que cet homme était professeur de littérature. Alors il lui demande : " Voulez-vous que je vous apporte des livres. " Le monsieur lui fait non de la tête - il a une trachéotomie, un tube dans le larynx, il ne peut pas parler.

Mais Carter passe outre, il va à la bibliothèque de l’hôpital et il lui rapporte des poètes : Keats, Byron. Le monsieur ne peut pas les lire, car il n’a pas ses lunettes. Alors Carter lui fait la lecture. Et il lui lit de la poésie jusqu’à ce que le malade meure. À la séquence suivante, on le voit remplir ses dossiers en retard dans la salle des externes, il en a toute une pile près de lui.

Entre Benton, l’interne de chirurgie qui supervise Carter, un jeune homme noir qui veut devenir un super chirurgien performant pour prendre sa revanche contre les préjugés dont il a souffert. Benton demande à Carter pourquoi il est encore occupé à remplir les dossier à deux heures du matin, et Carter répond à peu près : " Parce que j’ai lu des poèmes à mon patient jusqu’à ce qu’il meure, je ne voulais pas qu’il meure seul. " Et Benton lui demande :
- Carter, tu es sûr que tu veux devenir chirurgien ?
- Oui, bien sûr. Pourquoi vous me posez cette question ?
- Parce que tu ne te comportes pas comme un chirurgien.
- Ah, vous pensez que je ne peux pas être chirurgien parce que je ne pense pas comme vous ?

Et ce dialogue dit quelque chose de très vrai, à savoir que beaucoup de chirurgiens pensent que, pour être un bon chirurgien, il faut être insensible, alors que ce n’est pas vrai. Certains de mes patrons chirurgiens étaient à la fois de très bons chirurgiens et des gens très humains.


(A suivre dans Nous sommes tous des patients, Livre de Poche)

P.S.

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Sur le même sujet, Lire "Un médecin, ça vit ! " de Tony Lambert


[1Année de production et de diffusion d’une série télévisée. Chaque saison d’ Urgences comprend vingt-deux épisodes d’une heure.




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