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Les coulisses du pouvoir
The West Wing/À la Maison Blanche
article paru dans "Le Monde Diplomatique"

23 août 2003

Une fiction télévisée dans laquelle il serait question d’un président de la République, de ses conseillers les plus proches, de la vie quotidienne à l’Élysée et des arcanes de la politique nationale...

En France, une telle éventualité est impossible. Les fictions abordant le pouvoir présidentiel se résument à quelques romans policiers ou de politique-fiction vaguement impertinents et toujours superficiels - même s’ils sont écrits sous pseudonyme par d’anciens proches du pouvoir - ou à des pièces de théatre de boulevard (Reviens dormir à l’Elysée), et les réalisations cinématographiques (Le bon plaisir) qui égratignent (à peine) l’image du chef de l’état se comptent sur les doigts d’une main.



En Amérique, où rien n’est si sacré qu’on ne puisse le représenter - et, par conséquent, le critiquer - les films et romans mettant en scène le président des Etats-Unis dans des situations à peine imaginaires ne se comptent plus. Depuis les années 60, le drame politique (Fail Safe, de Sydney Lumet, avec Henry Fonda) côtoie la comédie romantique (An American President, avec Michael Douglas) en passant par la satire la plus destructrice, tel Dr Strangelove (Dr Folamour) de Stanley Kubrick ou, plus récemment, Wag the Dog (Des hommes d’influence) de Barry Levinson.

Sur les grands écrans, le président des États-Unis a toujours été un personnage comme les autres. Ce n’était pas vrai à la télévision, non par auto-censure (les chaînes américaines ayant toujours été privées, elles n’ont jamais hésité à interpeller le pouvoir) mais sans doute parce que la fonction du président semblait mieux se prêter à des documentaires biographiques (tous les présidents y sont passés, de Lincoln à Bush en passant par Kennedy) et à des téléfilms centrés sur un événement cathartique.

Depuis plusieurs années, cependant, le président des États-Unis et son entourage rapproché font partie de la vie quotidienne des américains, grâce à une série hebdomadaire exceptionnelle : The West Wing (À la Maison Blanche).

Deux hommes de talent sont à l’origine de cette œuvre contemporaine. Le créateur et principal scénariste de TWW, Aaron Sorkin, était déjà l’auteur d’une série très remarquée, Sports Night, située dans les coulisses d’une émission d’informations sportives. Cette comédie grave n’hésitait pas à mettre le doigt là où le sport fait mal (l’argent, le dopage, les luttes de pouvoir, la politique, l’image) et permit à Sorkin de démontrer, pendant deux ans, l’extraordinaire virtuosité de ses scénarios et l’intelligence de dialogues que n’auraient pas désavoués Hawks, Huston, Lubitsch et Wilder. Le producteur exécutif de TWW, John Wells, a lui aussi déjà fait ses preuves. Après avoir produit China Beach, remarquable série sur la guerre du Viêt-Nam, il tient, depuis 1994, les rènes de ER (Urgences). Le spectateur n’est donc pas dépaysé quand ses caméras l’entraînent en de longs plans-séquences à la poursuite des conseillers du président des États-Unis dans un décor reconstituant fidèlement l’aile ouest de la Maison Blanche. Mais les qualités respectives de ces deux maîtres d’œuvre seraient vaines si le résultat se résumait à une simple comédie de moeurs.

Bien au contraire : les quelques centaines de milliers de spectateurs français qui ont la chance de pouvoir regarder TWW (diffusée en VO par Série Club) ont découvert, avec émerveillement, une fiction qui pulvérise bien des préjugés. Car s’il est une série qui dément l’idée bien française selon laquelle les fictions télévisées sont futiles, c’est celle-là.

TWW est une œuvre protéiforme, complexe et stimulante. Elle est centrée sur Jed Bartlet, politicien du parti Démocrate récemment élu au poste suprême et sur ses conseillers les plus immédiats : Leo McGarry, secrétaire général de la Maison Blanche et ami personnel de longue date ; Toby Ziegler, Josh Lyman et Sam Seaborn, juristes chargés de la communication, des relations avec le parlement (et de tout le reste, en fait !), et C.J. Cregg, porte-parole de la Maison Blanche.

De même que la distribution et les scénarios d’Urgences n’oublient jamais infirmières et aide-soignantes, ceux de TWW font la part belle aux " petites mains " et autres collaborateurs travaillant dans l’ombre, en particulier Mrs Landingham, efficace et attachante secrétaire personnelle de Bartlet, dont les deux fils ont été tués au Viêt-Nam pendant les années 70. Et, selon les termes de Josh Lyman, le secrétaire-général adjoint, le rôle le plus difficile après celui de Bartlet est celui de l’aide du président, qui a pour tâche, entre autres, de le suivre à chaque minute, de lui rappeler son emploi du temps, voire de le tirer du lit alors qu’il vient à peine de se coucher.

Témoin de l’importance accordée par Aaron Sorkin à des personnages souvent délaissés par les scénaristes français, cet aide est un jeune homme noir, Charlie Young. Quand Leo McGarry envisage de l’embaucher, il se demande comment le public percevra le fait qu’un jeune afro-américain ouvre les portes de l’homme le plus puissant du monde. Il interroge à ce sujet le chef d’état-major des armées, lui aussi afro-américain, lequel lui répond que si Charlie est bien payé et traité avec respect, personne dans la communauté noire n’y verra à redire...

Dès sa première saison (année de production), la série s’est montrée maîtresse dans l’art de mêler relations intimes, morale politique, conflits intérieurs et problèmes internationaux et de montrer que l’homme le plus puissant du monde est un homme comme les autres : lorsqu’un hélicoptère militaire transportant le médecin du président est abattu par un missile au-dessus de la Syrie, Bartlet s’enflamme, évoque l’époque où tout citoyen de l’Empire Romain pouvait se déplacer en toute sécurité dans le monde antique, et se propose de déclencher une riposte vengeresse pour assouvir sa colère.

Ses conseillers finissent par l’en dissuader en lui faisant comprendre que seules les représailles " proportionnées " (évitant les pertes civiles) sont acceptables ; au cours d’un autre épisode mémorable, l’équipe du président, fermement opposée à la peine capitale, se mettent en devoir de convaincre celui-ci d’accorder sa grâce à un condamné ; plusieurs épisodes évoquent avec un luxe de détails une menace de conflit armé entre l’Inde et le Pakistan tout à fait comparable à celle qui a récemment secoué le continent asiatique, et les tractations visant à l’éviter.

Au tout début de la troisième année de production, en octobre 2001, Sorkin écrivit un épisode spécial inspiré par les attentats du 11 septembre mais refusant les amalgames faciles et le manichéisme dont l’administration Bush est, elle, constamment friande.

Bref, quand on voit les scénarios aborder de front, semaine après semaine, des questions aussi épineuses que la santé des hommes d’état (Bartlet est atteint de sclérose en plaques), le désir affiché par l’armée américaine de bannir les homosexuels de leurs rangs, les conflits d’intérêt et de pouvoir avec le vice-président et les chambres, la nomination des juges à la Cour Suprême, l’alcoolisme des hauts membres de l’administration, la liberté de la presse, le lobbying des groupes de pression (de l’extrême-droite religieuse à la communauté gay), la commercialisation des armes à feu en Amérique et celle des traitements du sida en Afrique ou encore les systèmes de défense anti-missile - tous sujets abordés quotidiennement dans des journaux sérieux - on constate qu’aucun personnage n’est jamais considéré comme mineur (dans l’univers de cette Maison Blanche fictive, la " Première Dame " n’a rien d’une potiche, elle est médecin et occupe des fonctions similaires à celle d’un ambassadeur de l’UNESCO), et on admet sans peine que TWW est une fiction hors du commun, surprenante et passionnante.

Il est particulièrement remarquable de voir qu’en un peu plus de 40 minutes de dialogues quasi-ininterrompus, Aaron Sorkin et ses co-scénaristes parviennent à représenter simultanément la vie quotidienne d’une administration énorme et ses ramifications dans la vie de millions de gens en restant constamment intelligible et en affichant des qualités pédagogiques stupéfiantes.

Conscient du fait que les Américains eux-mêmes ne sont pas toujours au fait du fonctionnement de leurs institutions, les scénaristes s’appuient sur des conseillers techniques chevronnés (anciens conseillers présidentiels !) pour permettre au spectateur de comprendre les enjeux et les bizarreries des procédures abordées.

Leur méthode est simple mais limpide : qu’il s’agisse des conseillers, de leurs assistantes, de C.J., la dévouée porte-parole de la Maison Blanche ou du président Bartlet lui-même, chacun a, à son tour, l’occasion de se faire la voix du spectateur (du citoyen) pour dire qu’il ne comprend pas ce qui se passe, et obtenir ainsi qu’on nous/qu’on le lui explique...

Servis par une distribution éblouissante (les visages de Rob Lowe et Martin Sheen sont familiers aux spectateurs français, mais ceux de John Spencer, Bradley Whitford et Allison Jeanney, peu connus ici, sont tout aussi étonnants) et par une maîtrise de la mise en scène qui a déjà amplement fait ses preuves dans Urgences, les scénarios de Sorkin font de TWW l’une des oeuvres les plus étonnantes de la télévision américaine contemporaine.

Si l’on se réjouit de la voir diffusée sur Série Club, on ne peut que regretter qu’elle ne soit accessible qu’à un faible nombre de spectateurs, et se scandaliser du traitement que lui a infligé France 2 il y a trois ans, en diffusant la première saison à la sauvette, très tard, les vendredis soirs d’été. Cette attitude témoigne du mépris de la plus grande chaîne publique, qui dilapide les fonds publics en achetant des œuvres qu’elle néglige ou laisse au placard, et de l’ignorance insondable de ses responsables de programme.

Une telle série méritait non seulement une programmation régulière mais une présentation qui la mette en valeur. En une époque où les débats " de société " inutiles et creux font florès, chaque épisode de TWW aurait mérité, après diffusion sur France 2, de faire l’objet de commentaires ou d’un débat.

Malheureusement, même lorsqu’il s’agit d’un autre univers politique que le nôtre, la télévision publique française ne semble pas avoir pour vocation d’éclairer le citoyen.

Lire la traduction de ce texte en anglais




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