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« La vie, c’est ce qui arrive alors qu’on se prépare à faire tout autre chose. »
par Bruno Schnebert

30 octobre 2004

" Bruno, réveille-toi, Lennon vient d’être assassiné par un fou ! "

Mon père a brutalement fait irruption dans ma chambre puis tourné les talons vers la salle de bains.
Il est sept heures, nous sommes le 8 décembre 1980, mon réveil n’a pas encore sonné, de toute manière c’est l’heure de me lever pour aller en cours de sémiologie.
J’ai vingt ans, je suis en troisième année de médecine et aujourd’hui, je me fous des signes du syndrome extra-pyramidal, comme de mon premier 45 tours des Poppies



Il faut vous dire : les Beatles pour moi c’est toute la musique, toute mon adolescence, tout l’apprentissage d’une certaine tolérance, de messages de paix et bien plus encore, si possible.

Mais depuis trois à quatre ans, ce n’est plus correct de dire qu’on aime les Beatles, on se fait traiter de baba, de has-been, d’autant plus que Lennon, mon préféré, ne fait plus de musique, il élève son fils, retraité et papa poule paisible de l’Upper West Side de Manhattan. Alors je fais comme tout le monde, j’écoute, avec beaucoup de plaisir Clash et Police, en crachant avec véhémence sur la disco !

Pourtant, en septembre dernier, Lennon a enfin sorti un nouvel album et là, claque absolu, quoiqu’en dise les rock-critiques snobinards, je n’écoute plus que ça, souvent en en sautant une chanson sur deux qui est signée Yoko et dispensable à mes yeux de fan transi mais pas sourd...mais j’use et creuse les sillons de ce disque dont les tubes commencent à se dessiner. Comment ces journaliste ont-ils pu passer à côté de " Woman ", de " I’m losing you ", de " Beautiful boy ", à croire qu’ils n’ont même pas dépassé la troisième plage du disque !

J’entends tous les détails de l’assassinat et comme un zombi, je prends le métro, entre dans l’amphi de l’Hôtel-Dieu en ressort au bout d’une demi-heure, je n’ai ni envie d’écouter le cours, ni de discuter de l’info avec mes copains.

Je marche le long du Boul’mich jusqu’à un magasin de partoches et j’achète symboliquement un recueil des Beatles, en poche, sur lequel je louchais déjà depuis un certain temps et qui ne m’apportera pas grand-chose (les accords de " Back In the USSR " ne seront pas les bons comme d’habitude et il n’y aura pas le picking de " Blackbird ") mais bon...

Je finis par rentrer chez moi, malheureusement ma mère est là et je voulais être seul, je mets " Double Fantasy " sur la platine, comme tous les jours, et sur " Woman ", je m’effondre complètement, les larmes ne s’arrêteront de couler que vingt quatre heures plus tard ! Derrière moi, j’entends la voix maternelle qui m’assène perfidement : " Alors, tu vois quand on a de la peine ? Tu es toujours contre la peine de mort ? "

Le soir, j’écoute "Loup-garou " à 20 heures sur France-Inter, l’animateur Patrice Blanc-Francard consacre bien sûr la soirée à Lennon. Je n’oublie pas qu’il avait lui aussi crucifié l’album, il y a deux mois.

L’émission commence : " Il faut vous dire, j’ai réécouté l’album de Lennon, en fait je crois que je m’étais trompé, il y a plein de bonnes choses dessus ! "...

Pauvre mec...

Je mettrai plusieurs années à pouvoir écouter Lennon (pas les Beatles curieusement, eux je n’ai jamais arrêté) sans avoir les yeux humides...

" Life is what happens to you while you’re busy making over plans

« La vie, c’est ce qui arrive alors qu’on se prépare à faire autre chose. »

Cette phrase, à mon sens au moins aussi profonde que celle d’un éminent philosophe, d’un poète fumeux ou d’un politique pompeux... est tirée de " Beautiful Boy " sur l’album Double Fantasy.

Bruno Schnebert

P.S.

Bruno Schnebert, à qui l’on doit plusieurs textes publiés sur ce site, est médecin et auteur-compositeur-interprète.




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