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Souffrance des étudiants en médecine : un professeur de faculté témoigne
par le Pr Philippe Bagros (Tours)

13 mars 2005

A la suite de la publication de témoignages d’étudiants sur ce site, Philippe Bagros, professeur de néphrologie et chargé de l’enseignement des sciences humaines à Tours m’a envoyé plusieurs messages, que je reproduis ici.
Philippe Bagros est le premier enseignant qui, à ma connaissance, exprime publiquement une opinion aussi claire sur l’inadéquation des études de médecine. Si des lecteurs du site connaissent des enseignants de médecine, il serait utile qu’ils leur fassent lire cet échange et les lettres des étudiants... et qu’ils les invitent à réagir.



[A Tours], la cellule qui s’occupe des étudiants en difficulté envisage à chaque réunion des secours psychologiques. Je fais partie de cette cellule, et je dis que le remède est en amont : ce ne sont pas les déséquilibrés (en gros dans un esprit assez catho les étudiants égarés, fragiles et au fon qu’on regrette d’avoir) qui vont mal. C’est le système qui déséquilibre les étudiants qui pourraient justement être les meilleurs ; ceux qui ne se plient pas volontiers au discours médical. Ce que manifestent les étudiants qui vous écrivent.

Or j’ai l’impression que mon action en P1 multiplie les "atypiques" qui vont ensuite souffrir.

Mais le "café sciences humaines", créé et maintenu depuis 4 ans par les étudiants, constitue un groupe de parole très vivant. A la dernière réunion qu’ils ont organisée (deux par mois) il y avait 30 participants pour parler des religions. Des musulmans, des étudiantes voilées et qui n’ont pas froid aux yeux, des africaines de culture fondamentale animiste puis catholique, des catholiques comme on voudrait qu’ils soient tous.

Certainement aussi des juifs et des protestants, des athées qui le disaient, et même un témoin de Jehovah souriant et ne monopolisant pas la parole. J’écoutais avec émerveilement cette discussion qui se développait sous la direction d’une fille de 20 ans, avec le sourire, dans le respect des autres....Ils se sont quittés en décidant de continuer ce thème au prochain "café" (en plus c’est vrai, ils préparent un bon café et même des petits gateaux).

J’ai créé un groupe d’écriture de "journal de formation" avec des étudiants et un philosophe de 30 ans. Nous avons défini nos règles de travail, la confidentialité, la régulation des dérives possibles, et nous nous sommes juré fidèlité. Assiduité, et de ma part le serment de ne pas les lâcher au cours de leurs études. Ils ont fait allusion aux Trois médecins. Pour l’instant ils écrivent dans leur journal sur les TD d’anatomie. C’est assez cru.

...Ils osent dire la tentative d’embrigadement inconscient, sans pour cela développer un esprit révolutionnaire. Pour sortir d’un discours totalitaire, il suffit qu’on puisse faire circuler d’autres idées qui se propagent.

Maintenant beaucoup d’étudiants en médecine lisent. Les P2 et D1 [2e et 3e année] ont organisé un tutorat, à grande échelle, pour concurrencer les officines privées dans la préparation du concours. Et les autorités soutiennent toutes ces entreprises sans les envahir.

Etonné de lire sous la plume de Philippe Bagros qu’il pensait aggraver les choses par son action, je lui ai demandé pourquoi, ainsi que des précisions sur la cellule de crise qu’il mentionne.

Pourquoi je crains que la formation que je leur apporte les fasse souffrir davantage ? Ils sont très choqués de voir comme ce qui se fait est différent des idées qu’ils développent en début d’études...

Les atypiques sont comme moi. Ils voient que j’ai très bien survécu... mais j’ai eu de la chance. L’institution résiste parce que le propre de toute institution est de développer un discours défensif, doublé d’une idéologie lénifiante. Quand j’avais 7 ans, je gardais le papier argenté du chocolat de mon goûter pour l’envoyer en Chine ou on en faiséait paraît il des petites cuillères pour les petits chinois ; cela adoucissait en surface la dureté du discours de la bourgeoisie. L’éthique a quelque chose de ce papier d’alu.

Sur la cellule de crise : en gros, on localise les étudiants en difficulté on leur offre un entretien (avec moi par exemple) , et s’ils paraissent vraiment en danger on leur trouve un psy tout de suite. Ce sont deux suicides (suivis de mort) qui nous ont fait décider de créer cette cellule, donc bien plus psy que politique.

On répare.... mais on ne prévient pas. L’inadaptation au système est le critère du déséquilibre mental. A la limite on pourrait faire un centre d’hospitalisation psychiatrique pour étudiants atypiques !

Hier, en réponse à la publication de la lettre d’une étudiante de Lille, Philippe Bagros m’écrit ceci :

J’ai lu la lettre de l’étudiante de Lille. Je pense que le problème de
la surcharge est général, et qu’il est destructeur. Pourquoi cette
surcharge ?

Il y a de la part des enseignants "Nous en sommes passés par là".
Mais aussi l’inconscience du fait qu’on n’est pas le seul enseignant , qu’on n’enseigne pas la
seule matière : chacun ajoute son "organe" sans se soucier du reste.

Est ce utile d’en apprendre tant ? Danielle Gourevitch m’a fait parvenir
il y a quelques années un article d’il y a un siècle sur la saturation des
programmes de médecine : il y avait déjà tant à apprendre que c’était la même
impasse pédagogique que maintenant.

Donc c’est dans l’esprit médical plus
que dans les faits. Il y a une idéalisation de la Médecine comme savoir
total. la volonté de la rendre inattaquable tant elle se situe haut.

A mon avis le vrai problème des jeunes médecins est d’arriver à vivre
toute leur vie professionnelle dans des situations paradoxales, élevés dans
le culte de la lumière scientifique, et condamnés à cotoyer tous les jours
l’irrationnel, la part d’ombre de chacun et de la société, comme l’a décrite
Céline dans Voyage au bout de la nuit.

Et ce n’est pas en les abrutissant qu’on les y
prépare. Dans ce contexte la découverte de leur propre part d’ombre les
terrorise ou les précipite dans le cynisme.

Réduire les programmes ? On peut réduire son propre programme, mais les
autres sont convaincus que leur matière est déja bien trop réduite. Changer
les mentalités ? Faire comprendre d’abord que la médecine n’a plus à se
défendre comme au 19 ème siècle, qu’elle a fait ses preuves ?

Non elle est
menacée de plus en plus par le risque d’inhumanité, malgré un désir
croissant d’humanité dans la société, chez les personnels, les malades, les
étudiants....et je pense aussi les médecins à l’hôpital comme ailleurs.

Mais
plus le désir d’humanité croît, plus se développent les pressions de la
science (les carrières), du commercial, et du juridique.

Cette lettre peut très bien être rendue publique si vous le souhaitez. Ce sont mes convictions, et je les assume.

Amicalement

Philippe Bagros




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