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Faut-il se sentir coupable de ne pas faire don de ses organes ?
Odyssée, France Inter, 23 Juin 2003

12 février 2006

Ces jours-ci [on était en juin 2003], l’établissement français des greffes organisait une journée nationale de réflexion pour inciter chaque citoyen à faire connaître sa position sur le don d’organes.

Le problème semble assez simple : en France, le nombre de donneurs d’organes potentiels est limité ; sur 2400 personnes qui se sont trouvées en état de mort cérébrale en 2002, la moitié seulement ont eu un ou plusieurs organes prélevés. Pour les autres, le don d’organes n’a pas été possible soit pour des raisons médicales, soit par refus exprimé par le défunt de son vivant, ou par la famille.

Evidemment, les équipes qui s’occupent des greffes aimeraient que les refus diminuent afin que les situations compliquées soient moins fréquentes et les prélèvements d’organes plus nombreux. Bref, elles aimeraient bien qu’on leur facilite le travail - pour le bien des malades, bien entendu.



Dans les faits, peu de gens sont opposés aux greffes, car presque tout le monde est heureux que l’on puisse remplacer un rein ou un foie ou un cœur malade par un organe en bon état. Mais à mon humble avis on tire de cette constatation des conclusions erronées.
La problématique des greffes est souvent présentée de manière simpliste : « Si vous êtes d’accord pour recevoir un organe, alors vous devriez être d’accord pour donner les vôtres - ou ceux d’un proche. Et le dire tout de suite. »

Ce raisonnement apparemment logique ne l’est pas du tout parce qu’on nous demande d’établir une sorte de système de vases communicants entre receveurs et donneurs : le premier est malade mais vivant et on suppose qu’il a envie de vivre. Le second est mort et on suppose que ça lui est égal.

Mais en réalité on ne donne pas ses organes comme on donne son sang (je vous parlerai du don de sang demain). On nous demande, en quelque sorte, de nous considérer comme une future réserve d’organes. Ce qui est quand même très violent.

C’est comme lorsqu’on vous suggère de faire un testament. Pour les notaires, faire son testament, ça tombe sous le sens. Mais la plupart des personnes qui se retrouvent en état de mort cérébrale sont des victimes d’accident ou d’une maladie brutale et imprévisible. Autrement dit : ce sont des jeunes gens, qui ne pensent le plus souvent ni à la mort, ni à faire leur testament, ni à laisser prélever leurs organes. Faut-il le leur reprocher ? Faut-il laisser entendre qu’ils sont égoïstes ou écervelés ? Bref, faut-il les culpabiliser ? Je ne suis pas de cet avis.

Les familles des personnes en état de mort cérébrale sont extrêmement affectées par ce qui arrive à leur proche. L’idée qu’on va en plus leur prendre un ou plusieurs organes peut être également une perspective très violente, d’autant plus qu’on leur demande de se décider en quelques heures, avant même qu’elles aient eu le temps de faire leur deuil. Et les bonnes paroles du style : « Il survivra dans le corps de quelqu’un d’autre » ne sont pas forcément une consolation pour tout le monde.

C’est un peu comme pour les parents de nourrissons victimes de mort subite. On leur demande d’autoriser une autopsie. Médicalement, c’est logique. Mais pour des parents effondrés, ça peut être très violent d’entendre dire : « Votre gamin est mort, il faudrait qu’on le découpe pour savoir pourquoi et ça permettra peut-être d’en sauver d’autres ».

Je sais, ça n’est pas « politiquement correct » de dire ça comme ça mais je ne suis pas ici pour être « politiquement correct », et je veux en venir à ceci : aujourd’hui en France, j’entends régulièrement les médecins ou les autorités culpabiliser les futurs morts cérébraux qui ne donnent pas leurs organes, les familles qui ne laissent pas les prélever ou les parents qui ne laissent pas autopsier leurs nourrissons.

En revanche je n’entends pas souvent dire que le soutien des familles en deuil est une priorité, quel qu’en soit le prix. Dans les faits, c’est toujours le prélèvement d’organe qui est prioritaire. Sur les quarante pages du dossier de presse de la campagne sur les dons d’organes, une seule phrase - une seule ! ! ! - mentionne clairement l’accompagnement des familles. Ça m’a sauté aux yeux, et ça me choque profondément.

Le don d’organe est une chose merveilleuse si - et seulement si - celui qui décide de laisser prélever ses organes ou ceux d’un être proche le fait de son plein gré, après avoir été soutenu, après avoir pris le temps d’y réfléchir et de donner à ce geste une place et un sens, en respectant sa perception propre de la mort ou du deuil.
Ce temps, cet accompagnement, on doit le lui donner. Même si ça fait courir le risque de rater un prélèvement.
Car un don d’organes obtenu sans ménagements, à la va-vite et en manipulant plus ou moins les sentiments des familles, ce n’est pas un don. C’est une extorsion.

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Inévitablement, à la suite de cette chronique, j’ai reçu un certain nombre de messages, parfois très violents. Voici des extraits de deux d’entre eux, qui expriment - mais de manière nuancée - le sentiment général exprimé dans ces messages.

« Monsieur,
« Les propos de votre chronique du 23 juin 2003 m’ont surpris, en particulier dans le contexte d’information du public et de campagne nationale de sensibilisation au don d’organes.
« Sans ignorer les anomalies qui peuvent survenir, liées aux nombreuses difficultés de cette activité, je tenais à souligner le professionnalisme et l’humanité des équipes hospitalières, notamment en ce qui concerne l’entretien qu’elles mènent avec les familles.

« La discussion avec la famille n’est jamais et ne peut pas être « une extorsion » de position, ou « obtenue sans ménagements, à la va-vite et plus ou moins en manipulant les sentiments de familles ». Ce dialogue, qui annonce le décès se fait dans le respect des familles endeuillées. Très souvent, les infirmières et médecins de ces équipes restent à la disposition de ces dernières, bien après le constat du décès et quelle qu’ait été la décision de la famille.

Ce travail de contact avec les familles, un peu plus médiatisé ces dernières années, n’est pas un événement médiatique, mais un travail de fond de tous les jours auquel l’Etablissement contribue en proposant aux personnels hospitaliers la compétence d’experts de diverses disciplines des sciences humaines - sociologues, psychologues, coordinateurs hospitaliers, anthropologues, écrivains, philosophes ... - par le biais d’un programme de formations spécifique.

« L’Etablissement français des Greffes ne néglige pas la complexité du sujet. Les colloques qu’il organise, le travail avec les média tout au long de l’année et le ton des documents d’information du public qu’il diffuse en témoignent. Certes, le message d’une campagne d’information peut être réducteur, j’en conviens, mais il s’agit d’un moment où il est utile de rappeler au public qu’il est préférable de transmettre sa décision - Pour ou Contre - à sa famille. Car elle sera toujours, si le cas se présente, appelée à témoigner de la volonté du défunt. L’activité de prélèvement et de greffe est une activité fragile.

« Vous en soulignez le côté « merveilleux » dans le respect du défunt et de sa famille. C’est dans cet esprit que les équipes hospitalières la pratiquent. Des familles de donneurs et des coordinations hospitalières peuvent en témoigner. Elles se sont beaucoup émues de vos propos alors que deux colloques, qui les réunissaient à nouveau pendant la semaine du 17 juin, abordaient en priorité le thème de l’accueil et de l’accompagnement des familles qui les préoccupe beaucoup.
(...)
« Professeur Didier Houssin,
« Directeur général de l’Etablissement français des Greffes

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« Mon cher [Martin],
(...)
« Le public est, depuis les dernières décennies, de plus en plus informé sur les transplantations et les possibilités de don d’organes. Bien entendu la motivation est plus grande lorsque dans la famille ou l’entourage des personnes il existe un candidat potentiel à une greffe. Il est normal que toutes les informations qui peuvent tourner autour des prélèvements et des greffes soient diffusées et répétées à la population puisque cela peut les concerner un jour, soit comme receveur, soit comme donneur vivant ou en état de mort cérébrale. Il est bien sûr encore plus normal de donner ces informations en dehors d’une situation passionnelle aiguë.

« Les conditions de diffusion des éléments de réflexion autour de la greffe d’organes ont fait l’objet de multiples débats depuis au moins 30 ans et ceci dans beaucoup de pays.
(...)
Un don peut être proposé par un individu un jour et refusé quelques jours plus tard. Dans tes commentaires, tu évoques le problème des testaments que connaissent bien les notaires. Ces testaments peuvent varier d’un jour à l’autre ; on peut trouver plusieurs testaments contradictoires non datés. On peut se demander si au moment de la rédaction le sujet avait pleinement conscience de ce qu’il écrivait et s’il n’avait pas un problème médical qui pouvait l’influencer ou des pressions non perceptibles dans la rédaction pouvant aller dans le sens de celles-ci.

(...) « Tout le monde est conscient que la diffusion de l’information et que la pédagogie s’imposent mais ont leur limite qui est celle de l’endoctrinement. Là encore on peut trouver de nombreux exemples dans certains pays totalitaires, voire dans des pays prétendus démocratiques mais aussi bien sûr dans de nombreuses religions dont certaines sont appelées sectes.

« Il est normal que dans la population certains idéologues ou philosophes fassent réfléchir le public ou les autorités sur les effets pervers de tels ou tels procédures, décisions ou modes d’information. A ce titre, il n’est pas choquant que tu disposes d’ une tribune où tu parles de la difficulté qu’il y a à recueillir les organes de patients en état de mort cérébrale, voire de donneurs vivants. Dans les deux cas, la notion de dons est extrêmement compliquée et tous les gens qui sont confrontés à ce problème le savent bien.

Récemment nous avons eu par exemple un couple où le mari acceptait de donner son rein pour sa femme et ou la procédure légale a dû faire l’objet d’une adaptation. La générosité était évidente dans ce couple mais on peut bien sûr se demander si finalement le donneur vivant n’est pas quelque part obligé, pour des raisons d’image pour lui-même ou pour son entourage de donner dans de telles circonstances.
(...)
« Pr Yves Lanson, Service d’Urologie, CHU de Tours (37)




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