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"Les Cahiers Marcoeur", 2e épisode
Les micro-cassettes
Article du 24 avril 2004

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Première Partie

MERCREDI

C’est un malheur qu’on ne puisse pas se présenter tout de suite complètement. Franz Kafka

LES MICRO-CASSETTES, 1

« Hem... Hemmm... Vous écoutez Radio Tourmens, il est à présent vingt heures. Voici notre programme de la soirée...

Dans quelques instants, Richard Bakk vous présentera La voix des livres. Cette émission sera suivie d’un flash d’informations, puis de La musique des sphères par Mary Maëlstrom, un programme composé ce soir autour de Marc-Eric Boulardin qui vient de recevoir son troisième Livre d’Or de la Librairie pour Maman, je t’aime... La soirée se terminera vers 23h30 aux côtés de Jean-Noël Géraud qui proposera un Ecran Noir consacré au saxophoniste Leonard Nemo, disparu le 8 février dernier. Mais, tout de suite, je vous laisse à La Voix des Livres. Ce soir, Richard Bakk reçoit Jérôme Cinoche qui nous parle de son dernier ouvrage, Les Cahiers Marcoeur.

(Générique)

- (Voix de Richard Bakk) : Bonsoir à tous. J’ai la joie de recevoir ce soir Jérôme Cinoche, qu’il n’est point besoin de présenter...

- (Voix de Jérôme Cinoche) : Bonsoir...

- R.B. : ... et nous allons immédiatement faire une importante mise au point, car le livre dont vous venez nous parler n’est pas de vous... enfin pas vraiment, puisqu’il s’agit d’un travail collectif, dont vous êtes le... maître d’oeuvre, pourrait-on dire ?

- J.C. : Oui, enfin c’est un bien grand mot, j’ai - comment dire ? - j’ai fait le travail de ce que les anglo-saxons appellent un editor, j’ai assuré la coordination, si l’on veut...

- R.B. : Oui, nous allons y revenir, mais je vais commencer par poser la question qui est sûrement sur les lèvres de nombreux auditeurs, fervents lecteurs de vos ouvrages : à quand le prochain livre de Jérôme Cinoche ?

- J.C. : Eh bien (rire étouffé) pas pour tout de suite, le travail éditorial dont nous allons parler m’a pris beaucoup de temps, il n’est d’ailleurs pas terminé, puisque je dois rédiger une longue introduction au prochain volume à paraître, mais cela m’a beaucoup aidé à sortir du silence dans lequel je me trouvais...

- R.B. : Oui, enfin un silence relatif, tout de même, puisque vous ne cessez de faire des conférences dans plusieurs universités d’Europe et d’Amérique du Nord et il ne se passe pas de semaine sans qu’on lise un entretien ou un article à votre sujet dans la presse !

- J.C. : ...je voulais parler du silence de mon écriture...

- R.B. : Oui, votre dernier livre date de huit... dix ans, c’est ça ? C’est Fugues sur place... Non, L’Arbre ! Un très beau livre...

- J.C. : C’est cela même, mais je ne suis pas venu ici pour parler de moi...

- R.B. : Eh bien, venons-en au vif du sujet, les CAHIERS RAPHAËL MARCOEUR volume VI qui est donc un recueil d’articles rédigés par des critiques éminents, lesquels ont par ailleurs étudié votre oeuvre...

- J.C. : ... entre autres...

- R.B. : ... et qui, aujourd’hui curieusement, se penchent sur l’oeuvre d’un écrivain inattendu...et que personne n’a lu ! On pourrait presque croire à un canular !

- J.C. : Il est inconnu, c’est vrai, mais ça ne signifie nullement qu’il est imaginaire, et je veux insister d’emblée sur ce point : Raphaël Marcoeur existe !

- R.B. : Vous l’avez rencontré, bien entendu ?

- J.C. : A vrai dire, non... je l’ai vu plusieurs fois mais je ne l’ai encore jamais abordé. J’ai découvert ses textes, c’est cela qui a attiré mon attention. Mais nous devrions nous rencontrer très bientôt...

- R.B. : Comment l’avez-vous découvert ? Car, sauf erreur de ma part il s’agit d’un écrivain inconnu !

- J.C. : Eh bien... je l’ai croisé dans la rue.

- R.B. : Dans la rue ?

- J.C. : Très exactement, à l’arrêt de l’autobus qui passe devant chez moi, le 83.

- R.B. : Racontez-nous ça ! Que s’est-il passé ?

- J.C. : Il écrivait. Il écrivait sur un petit carnet qu’il tenait à la main, il écrivait sans arrêt. Vous savez, quand on est pressé, on ne fait pas attention, mais si vous prenez la peine de regarder, vous remarquerez les gens qui font quelque chose d’un peu inhabituel comme siffler en marchant, ou saluer leurs voisins, ou regarder les affiches... Lui, il écrivait. C’est cela qui m’a intrigué. Il écrivait sans arrêt. Lorsque le bus est arrivé, je suis monté derrière lui, et j’ai vu qu’il ne s’arrêtait pas d’écrire. Il s’est assis sur un siège au fond, et il a continué, sans jeter le moindre regard autour de lui. Une dizaine de stations plus loin, je l’ai vu se lever et descendre. Il n’avait pas une seule fois quitté des yeux son petit carnet...

- R.B. : il devait connaître son trajet par coeur.

- J.C. : Sans aucun doute.

- R.B. : Et ensuite ?

- J.C. : Eh bien, ce jour-là, ça n’est pas allé plus loin. Je suis resté dans l’autobus, de ma place je l’ai vu traverser la rue, entrer dans un café et s’asseoir à une table en terrasse. Franchement, à ce moment-là je n’y ai plus du tout pensé jusqu’au soir, quand j’ai pris le bus dans l’autre sens. Lorsque le bus a stoppé à l’endroit où il était descendu, je l’ai vu sortir du café où il était entré le matin et monter devant moi.

- R.B. : Il écrivait toujours ?

- J.C. : Non, il lisait. Mais il avait un stylo à la main, et de temps à autre il griffonnait quelque chose sur les pages de garde du livre.

- R.B. : Pouviez-vous voir ce qu’il lisait ?

- J.C. : Malheureusement non, il avait recouvert son livre de papier cristal, pour le protéger. Je pouvais toutefois voir qu’il s’agissait d’un assez gros livre, un livre probablement précieux, vous savez, un tirage de tête, dont les pages n’étaient pas coupées, à l’origine.

- R.B. : C’était peut-être un des vôtres !

- J.C. : (rire) ... Euh... Qui sait ? Il est vrai que tout écrivain rêve de voir les gens lire ses livres dans le métro ou la rue... Mais je ne crois pas, et d’ailleurs c’est un peu trop à la mode, de lire du Cinoche, en tout cas, il prenait des notes sur la page de garde, laquelle était pas mal remplie... Toujours est-il que, le voyant là, je me suis d’abord dit qu’il avait passé sa journée dans le café, mais j’ai balayé cette idée presque immédiatement, c’était parfaitement absurde. Le lendemain, tout de même, j’ai voulu en avoir le coeur net, et voir s’il continuait à écrire. A l’époque, je venais de rentrer en France et je voulais entreprendre un projet assez complexe, qui exigeait beaucoup de recherches. Je me rendais chaque jour aux archives de la Thèque de Tourmens dès 9h30, en prenant toujours le même autobus. La première fois que j’ai vu cet homme, j’avais raté mon bus et j’attendais le suivant. Je me suis dit que s’il prenait toujours le même lui aussi, je le croiserais peut-être à nouveau. J’ai laissé passer mon heure habituelle, je suis sorti, il était là, et il écrivait.

- R.B. : Et vous l’avez suivi !

- J.C. : Eh bien, oui ! Je l’avoue. Cet homme me troublait beaucoup. On aurait dit qu’il ne voyait rien du monde alentour puisqu’il écrivait, mais ça n’était pas vrai. Il ne traversait pas la rue n’importe quand, il ne se cognait pas dans les poteaux, il ne bousculait pas les gens dans la file du bus, il se déplaçait sans cesser d’écrire.

- R.B. : Qu’a-t-il fait ce jour-là ?

- J.C. : Il est descendu à la même station que la veille, s’est assis à la terrasse du même café...

- R.B. : Pouvez-vous nous dire lequel ?

- J.C. : ... euh... oui, enfin je ne l’ai jamais dit mais je suppose que ça n’a plus grande importance à présent, il s’agit de La Villa, qui se trouve au carrefour de l’avenue Magne et de la rue des Comices...

- R.B. : Oui, je vois très bien...

- J.C. : ...et il a continué d’écrire sur le même petit carnet que la veille. Je dois dire que j’avais très envie d’entrer derrière lui, mais je ne l’ai pas fait ce jour-là... Le surlendemain - c’était un dimanche -, je ne pouvais bien évidemment pas aller aux Archives, mais je suis tout de même descendu et je l’ai vu prendre le bus un peu plus tard. Le lundi, n’y tenant plus, je suis descendu à sa suite et suis entré dans le café cinq minutes après lui, je me suis installé à une table en retrait, j’avais apporté de la lecture, et j’ai attendu.

- R.B. : Attendu ?

- J.C. : Oui, attendu de voir ce qu’il ferait.

- R.B. : Et qu’a-t-il fait ? Il n’a tout de même pas passé sa journée à écrire ?

- J.C. : Mais si ! Et tous les jours suivants. Et toujours selon le même rituel : le même bus, le même café, les mêmes horaires, les mêmes consommations. Il a passé son temps stylo à la main. Il a écrit de dix heures du matin à six heures du soir, sans bouger de sa place si ce n’est pour aller une fois ou deux aux toilettes, sans même lever la tête pour manger ou payer les trois serveurs qui se sont succédés - cela aussi d’ailleurs avait tout du rituel : les serveurs sont venus lui apporter ses consommations sans qu’il le demande, ce qui voulait dire qu’il venait là tous les jours et commandait invariablement les mêmes : un grand crème avec deux croissants en arrivant à dix heures, deux saucisses chaudes dans une demi-baguette et un panaché à treize heures, un saucisson sec et un jus d’oranges à dix-huit heures. Il avalait le jus d’oranges et partait avec le sandwich.

- R.B. : C’est véritablement stupéfiant !

- J.C. : N’est-ce pas ? Je n’avais jamais vu quelqu’un s’absorber autant que lui dans l’écriture.

- R.B. : Mais cela a bien dû vous arriver, j’imagine ?

- J.C. : (soupir) Oui, bien sûr. Enfin, à présent c’est un peu loin... Mais vous savez, quand on écrit, tout vous rappelle à l’ordre. Le corps se manifeste, proteste peu ou prou. On se lève, on se gratte la tête, on jette un regard autour de soi. En regardant cet homme, j’avais la sensation de voir quelqu’un ne faire que ça, écrire, sans se cogner au monde alentour, en dehors des activités purement vitales, mais sans vraiment y participer non plus. Il pouvait rester des heures assis et il pouvait écrire un peu dans n’importe quelle position...

- R.B. : Ah bon ? Parce qu’il n’écrivait pas toujours dans son café ?

- J.C. : Eh bien, quand je l’ai rencontré, si ! On peut dire que je l’ai toujours vu écrire là, ou presque, pendant plusieurs mois... Mais l’histoire de cet homme ne commence évidemment pas le jour où je l’ai croisé... Enfin, je reviendrai là-dessus. Toujours est-il qu’il portait en bandoulière un grand sac de toile dont il faisait périodiquement l’inventaire en déballant tout sur sa table...

- R.B. : Ah, alors, il s’arrêtait d’écrire !

- J.C. : Pas du tout ! Il faisait un inventaire écrit et ne s’arrêtait d’écrire ni pour vider son sac, ni pour le remplir, comme si ses mains avaient pu fonctionner de manière autonome... Le sac contenait tout un attirail de stylos, de cahiers, de feuilles de différents formats, et un ou deux livres, il avait toujours ce qu’il fallait. Je l’ai vu entrer dans des papeteries pour se réapprovisionner... il était reçu immédiatement par quelqu’un qui lui tendait un sac tout prêt, il payait aussitôt et s’en allait. Il pouvait écrire assis sur un banc ou adossé à un mur, ou debout au milieu du trottoir. J’avais le sentiment que le lieu où il écrivait, le temps qu’il prenait pour le faire, le type de stylo ou de papier qu’il utilisait, tout cela allait ensemble...

- R.B. : Oui, nous reviendrons plus longuement sur la diversité de ce que les contributeurs nomment les "supports d’écriture", mais je voudrais revenir à ce premier contact : tout à l’heure vous nous disiez qu’il prenait le même autobus que vous, il habitait donc dans votre quartier ?

- J.C. : Oui, non seulement dans mon quartier, mais au bout de quelques jours, je l’ai suivi jusque chez lui et j’ai découvert qu’il vivait dans le groupe d’immeubles voisin du mien, dans un petit studio en rez-de-chaussée. Je l’ai vu entrer chez lui et s’asseoir à sa table près de la fenêtre, allumer et se remettre à écrire. Il est probable qu’il a écrit une bonne partie de la nuit.

- R.B. : Vous n’avez pas cherché à vous faire connaître ?

- J.C. : Sur le moment, non ! Je me comportais déjà en voyeur, cet homme ne demandait rien à personne, je ne voyais pas de quelle manière je l’aurais abordé... Aujourd’hui, mon sentiment à cet égard est évidemment très différent...

- R.B. : Et combien de temps l’avez-vous ainsi vu écrire ?

- J.C. : Quarante et une semaines et trois jours, exactement... Mais je voudrais raconter aux auditeurs l’évènement le plus marquant de cette... comment dire ?

- R.B. : ... cette filature ?

- J.C. : ... si vous voulez, encore que... Au bout de quinze ou vingt jours, il s’est passé une chose très étrange. Je l’avais vu écrire sur plusieurs supports différents, un carnet, des cahiers de tailles et de format différents, de grands blocs-notes comme en utilisent les étudiants. Il arrivait que, l’ayant vu un jour, écrire sur un cahier, je le voie le lendemain en utiliser un autre, sur lequel il écrivait plusieurs jours d’affilée... Un matin, il prend le bus, je le suis et, arrivé au café, il sort un cahier toilé bleu, dans lequel il ne restait que dix ou vingt pages vierges. Je ne l’ai pas encore dit, mais il écrivait très vite, très régulièrement, et en une demi-heure à peine il est arrivé à la dernière page. Il l’a remplie, comme les autres, a mis un point final à quelques millimètres de la dernière ligne et à ce moment-là, je l’ai vu faire une pause. C’était très surprenant compte tenu de ce que j’avais vu les jours précédents. Il a regardé la dernière page pendant quelques secondes, a hoché la tête, a refermé le cahier. Puis il a sorti un livre de son sac, il s’est levé et il est parti en laissant le cahier sur la table...

- R.B. : Il l’avait oublié ? Ça paraît incroyable !

- J.C. : C’est ce que je me suis dit ! J’ai d’abord pensé qu’il allait revenir, j’ai attendu. Mais au bout d’une minute à peine, le serveur est venu débarrasser, il a ramassé le cahier, l’a calé sous son bras pour essuyer la table sans chercher à rattraper le propriétaire. En voyant cela, je me suis levé et je suis allé lui dire que j’avais vu l’homme oublier son cahier, qu’il habitait près de chez moi, que je pourrais le lui rapporter. Le serveur m’a alors regardé avec un sourire amusé et m’a demandé si je le connaissais. Comme je répondais « En fait non, pas vraiment », il a dit : « Il ne l’a pas oublié, il laisse toujours ses cahiers quand il les termine... » Je suis resté interloqué, bien évidemment.

Voyant ma mine ébahie, le garçon m’a fait signe de le suivre et a tiré de derrière le comptoir un carton assez grand. Le carton était aux deux tiers plein de cahiers, de carnets, de bloc-notes de toutes sortes. « Il les a laissés ici », m’a-t-il dit. Moi : « Comment ça, "Il les a laissés" ? » Lui : « Eh bien, quand il finit un cahier ici, il le laisse. Ca fait des années que ça dure. On a l’habitude. » Il a ajouté qu’il allait lire le cahier, et puis le ranger dans le carton, qu’ils les lisaient tous - les serveurs, je veux dire -, qu’ils les gardaient pour les relire, que ça leur plaisait beaucoup et qu’ils ne voulaient pas les jeter.

- R.B. : Je suppose qu’ils les gardaient aussi pour le jour où l’homme voudrait les récupérer...

- J.C. : Eh bien, non ! Figurez-vous que la première fois qu’il a laissé là un de ses cahiers, lorsque l’un des serveurs a voulu le lui rendre, l’homme l’a à peine regardé et dit quelque chose comme « Je m’en fiche » et, comme il insistait, il a continué son chemin et l’a planté là. De toute évidence, il ne tenait pas à récupérer son bien... En entendant ça, je me suis énervé, je me suis dit : c’est une blague, on est en train de me filmer, mais le serveur a ajouté que si ça m’intéressait, il était prêt à me faire lire les cahiers précédents, à condition que je les rende ensuite.

- R.B. : Vous avez bien sûr sauté sur l’occasion !

- J.C. : Vous allez dire que j’ai l’esprit de l’escalier, mais non... je n’ai pas osé. J’étais bouleversé, tiraillé entre un sentiment d’admiration phénoménale pour cet homme qui passait littéralement sa vie à écrire, et aussi, il faut bien le dire, une certaine colère, une certaine révolte : après tout, qu’est-ce que ça veut dire de laisser ce qu’on écrit derrière soi sans lui accorder la moindre importance ? Je trouvais ce comportement immature, inconscient, véritablement scandaleux...

Par la suite, j’ai bien vu qu’il n’en était rien... Toujours est-il que j’ai décliné l’offre du garçon en la réservant pour plus tard. Bien entendu, je suis revenu le lendemain, et les jours suivants : je voulais voir comment les choses tournaient. J’ai fini par constater qu’il ne m’avait pas menti. "R.M." - c’est ainsi qu’il signait, alors jusqu’à ce que j’apprenne son nom je l’ai désigné par ses initiales - "R.M.", donc, écrivait, et lorsque le support sur lequel il écrivait était tout à fait plein, il le laissait. S’il lui arrivait de terminer un cahier au café, il le laissait là. S’il le terminait dans un jardin public, il le laissait sur le banc, et ainsi de suite. Le serveur - il se nomme Jacques Froidevaux - m’a plus tard appris que R.M. n’écrivait pas seulement sur des cahiers, mais qu’à une époque encore récente il écrivait un peu sur tout ce qui lui tombait sous la main, les cartons de bière, les serviettes et les nappes en papier, les tickets de caisse, n’importe quoi.

Ces "supports-là", Jacques Froidevaux les gardait pour lui, seuls les cahiers étaient mis en commun. Il m’a reçu chez lui et m’a montré sa collection, qui comportait une table ronde de bistro sur laquelle RM avait écrit au feutre. Il l’avait achetée à son patron. Elle avait été vernie, et il la gardait dans une pièce sombre, afin que le feutre ne s’efface pas à la lumière du jour. Il faut dire que le texte en vaut la peine... De même que le cahier qu’il a abandonné devant moi. Il s’agit de La pluie.

- R.B. : Tout de même, ce serveur était bien confiant pour vous mettre dans le secret ?

- J.C. : C’est-à-dire qu’il m’avait reconnu - moi qui n’aime rien tant que marcher tranquillement dans la rue, surtout depuis ma maladie, c’est bien la première fois que j’étais heureux d’être reconnu...

- R.B. : Un serveur érudit !

- J.C. : Un homme qui lisait beaucoup, tout simplement. D’où son intérêt non feint pour R.M. ! Toujours est-il qu’il avait très envie que quelqu’un lise tout ça, il pensait que tous ces écrits ne devaient pas se perdre. Cela faisait déjà longtemps que R.M. leur laissait des textes, ses collègues et lui se sentaient un peu dépassés. Ils voulaient que l’on en fasse quelque chose sans pouvoir en parler au premier intéressé qui régulièrement les envoyait balader. Et comme ils avaient un peu peur qu’il ne leur laisse plus de texte, ils n’insistaient pas.

- R.B. : Vous avez fini par collaborer ?

- J.C. : Oui, après plusieurs semaines de lecture assidue et fabuleuse, et sous l’impulsion de Froidevaux et aussi à l’occasion d’un autre évènement : R.M. s’est mis à écrire sur des feuilles blanches, il transportait une rame de papier avec lui et, en accord avec l’équipe de La Villa je me suis mis à recueillir ce qu’il laissait sur la table le soir vers 18 heures...

- R.B. : Vous avez fini par céder à la tentation...

- J.C. : (Soupir) Ehh... (petit rire) C’est bien naturel... Moi aussi je voulais en lire plus et...

- R.B. : ... et je suis certain que c’est ce que tous nos auditeurs attendent, mais si vous le voulez bien nous allons d’abord laisser passer une page de publicité... »

(A suivre...)

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Merci à Louise Kelso-Bartlebooth pour la préparation et la vérification de ce texte.

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