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"Les Cahiers Marcoeur", 30e épisode
Article du 1er août 2004

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Cinquième Partie :
Dimanche

L’artiste doit s’arranger de façon à faire croire à la postérité qu’il n’a pas vécu.
(Gustave Flaubert)

PRIERE D’INSERER, 5

Mon premier remue faiblement.
Mon deuxième ne soigne pas encore son style.
Mon troisième navigue à vue.
Mon quatrième en sort.
Mon cinquième bricole pendant ses pannes.
Mon sixième sombre.
Quant à mon septième, ce Marcoeur dont Cinoche vient nous faire une montagne, celui qui couvre Tourmens de ses graffiti, de ses signes, de ses écrits, il est déjà passé. On peut le suivre à la trace.
Et mon tout, qui n’est pas encore un homme, tente du moins de devenir un livre.

LE DOSSIER VERT, 11

Les hommes, trop occupés à anticiper ce qu’ils redoutent de ne pouvoir maîtriser, sont tentés de marquer leur territoire, par des bornes désincarnées, impersonnelles - romans, essais, films, disques, tableaux, sculptures, dessins, immeubles, armes, meubles en bois massif, jardins à la française, numéros de cirque, lois, prototypes révolutionnaires, monuments funéraires, crimes passionnels, projets de société, déclarations de principes, reconnaissances de paternité, viols, jets de pierres, parties de billards mémorables, barouds d’honneur, rackets de pénis, feutre et imperméable, infarctus, ulcère à l’estomac, bande à part...

Lorsque, par hasard, ils trébuchent dessus en repassant, ils sont incapables de dire ce qu’ils y ont mis d’eux-mêmes. L’écriture, autant que la construction d’un pont ou le tournage d’un film, est tout à la fois repère et source de confusion. Celui qui s’aventure ainsi dans son passé, à la recherche de quelque chaînon manquant et inconnu, croit trouver des indices qu’il s’échine à interpréter comme les traces d’un mystère jusqu’ici impénétrable, alors qu’il ne fait que contempler ses propres déjections séchées. Ses découvertes seront source d’angoisses et d’interrogations masturbatoires, genre dans lequel il excelle, que son inconscient - reconnaissant le lieu déjà foulé et les cailloux semés mais miséricordieusement oubliés - se gardera de le détromper, préservant ainsi le fragile équilibre.

Trop désireux de s’inscrire dans la durée, trop occupés à combattre et à soumettre l’Autre, les hommes, quand ils regardent en arrière, ne font que s’embourber sur le champ des batailles livrées avec eux-mêmes.
Seules les femmes peuvent accéder à leur mémoire, avec autant d’acuité qu’elles regardent leur corps dans un miroir. Seules les femmes font la différence entre ce qui est "elles" dans le temps, et ce qui ne l’est pas.

Jour après jour, pendant des siècles, les femmes ont retranscrit leur réalité, leur vie, dans un Journal, une correspondance. Elles ont vécu pleinement, puisque ce qui débordait se déposait sur le papier. Les hommes, à l’inverse, fuyaient dans l’imaginaire, la philosophie, les sciences, la politique. Ils se perdaient parce qu’ils refusaient de se regarder en face, au présent. Il y a moins de réalité dans un livre de sociologie que dans un écrit intime. N’en concluez pas pour autant que le Journal d’un écrivain « nous éclaire sur la réalité de son ?uvre ». Ce serait encore brouiller les cartes.

Kafka n’a pas tenu son Journal pour expliciter ce qu’il écrivait par ailleurs. Sa préoccupation était d’écrire. Un point, c’est tout. Son Journal n’est pas un contrepoint à autre chose, il est l’Ecriture. Il est sa vie quotidienne faite Ecriture. Le Journal est un objet aussi indispensable, aussi familier, aussi anodin, également, qu’une tasse, un presse-papier ou une cravate à laquelle l’on tient tout particulièrement pour des raisons indicibles. J’écris "Le" Journal, parce qu’on peut écrire des romans, mais seulement UN Journal. Un roman est un habit de circonstance. Le Journal est le pull élimé que l’on revêt chez soi pour lire, dormir, pleurer. Il a tout vu, s’est frotté à tout. Dans son usure, ses reprises visibles, il en dit mille fois plus que n’importe quel smoking.

L’écriture de la réalité ne peut se faire qu’au jour le jour, c’est l’écriture-respiration, l’écriture qui ne se pense pas, qui ne regarde pas derrière elle, qui se fait, simplement. Pour un homme, écrire la réalité, ce n’est pas tenir un journal, ni une correspondance quasi-quotidienne, mais écrire sans autre objet que la vie même, sans autre sujet que le je qui se joue.

Mes cahiers sont vieux comme je le suis, usés comme ma peau et mes os. J’ai déposé sur leurs pages des milliards de mes cellules mortes. Ils me contiennent parce que je les ai emplis. Ils sont à la fois ma coque et ma mémoire, et que puis-je écrire d’autre qu’eux, puisqu’ils me racontent, me rendent compte, rendent compte de moi à mesure que je les écris.

Mais alors, me direz-vous, pourquoi écrire, alors que rien n’a de valeur en ce monde, pas même la vie ? Pourquoi écrire ? Alors que tout le temps passé à écrire n’est que du temps volé à la vie, cette vie qui peut s’interrompre d’un instant à l’autre, méningite rupture d’anévrisme collision frontale chute de pot de fleur coup de couteau glissement de terrain tornade overdose balle dans la bouche ? Pourquoi, se mettre en rupture des sens, alors que nous sommes si dépendants de notre expérience sensorielle ?

Le Cahier Ultime, 2.

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