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Aux âmes désirantes
par Camille Laurens
Article du 3 octobre 2004

A mon humble avis, Camille Laurens est l’un des écrivains les plus subtils [1] qui soient. Elle a eu l’amitié de m’envoyer ce texte inédit en volume, consacré à l’opéra de Haendel Hercule et rédigé à l’occasion du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, l’été dernier.

Je la remercie chaleureusement de le partager avec nous.
MW

Tu pourrais dire d’Hercule, sans mentir, qu’il te plaît depuis toujours, qu’il est tout à fait ton type d’homme, ton genre de Dieu - un peu les deux. Tu pourrais dire, et certes l’on te croirait, que tu aimes sa puissance, sa force et son courage, et que son corps d’athlète admiré dans des encyclopédies d’autrefois a, comme celui de Jupiter (car tu aimes bien son père, aussi) forgé ton idéal viril, l’idée que tu te fais d’un homme : chaque fois qu’au hasard d’un voyage tu l’aperçois - de Florence à Pompéi, de Volubilis à Baalbeck où tu l’as soudain découvert, seul parmi les pierres, visage cyclopéen rongé par le temps, bras que prolonge et anime sa légendaire massue-, chaque fois tu as la nostalgie de lui, comme on reconnaît sur des photographies, longtemps après, un amour d’enfance.

Cependant tu ne l’aimes pas tel que le représentent les statues et les siècles, invincible et mâle, force qui va parmi les travaux et les jours , non, tu ne pourrais pas l’aimer ainsi, brave colosse chantant sa gloire sans rien comprendre au monde - un air de gros bêta qui rêve à des bateaux sur l’eau. Quel chant, d’ailleurs ?

Tu n’oublies pas que sa première victime fut un joueur de luth, dont il saisit l’instrument pour le lui fracasser sur la tête, tant il détestait la musique ! Tu ne l’aimes pas tel qu’il arrive d’Oechalie, grand costaud content de lui qui passe en revue ses victoires. Tu l’aimes dans sa faiblesse, au contraire, dans ce qui contredit, annule ou rend étrange le sentiment de puissance qu’il dégage : ce ne sont pas ses ruses ni ses exploits qui te hantent, mais ce moment où, pris de folie, il tue ce qu’il a de plus cher, sa femme Mégarée et leurs enfants - ce n’est pas le héros que tu aimes, mais l’homme perdu, affolé de douleur et de remords, qui, croyant s’éveiller d’un cauchemar, découvre le carnage et reconnaît sa faute.

Ces travaux qu’il accepte alors pour réparer l’irréparable, ce n’est pas leur merveille que tu admires, mais l’abnégation grandiose mise à les accomplir un à un, la volonté d’expier des émotions trop vives et des colères irraisonnées. Ce n’est pas son pouvoir qui te subjugue, lui qui, au contraire de bien des héros grecs, ne régna jamais que sur des terres inconnues, ténébreuses ; ce n’est pas le roi qui t’arrête, lui qui n’eut jamais de royaume.

En lui tu ne vois pas d’abord le séducteur triomphant - Hercule n’est pas Thésée traînant tous les coeurs après soi, non, il y a en lui ce point secret, cette faille où se partagent le dompteur de cavales et l’esclave d’Omphale, le vainqueur de l’Hydre de Lerne et le fileur de laine que la reine de Lydie obligea quelquefois à s’habiller en femme. Ce n’est pas le maître absolu qui te charme, mais ce qui dans le maître est parfois asservi, ce qui dans le héros s’humilie, ce qui dans le dieu se fait homme, ce qui dans l’homme s’avoue femme - " la roue agile est blanche et la quenouille est noire ".

Une pareille ambivalence se prête bien sûr à tous les drames : entre les exploits publics et l’angoisse intime, la vaillance et la faiblesse, la douceur et la colère, Hercule est, en quelque sorte, " une brute adorable " : tel était justement le surnom de Haendel, charming brute - Haendel dont la taille, le verbe et l’appétit, mais aussi l’humilité sous la superbe et la déraison sous l’harmonie appellent le parallèle. L’ambiguïté tragique du personnage n’est pourtant pas creusée : Hercule reste fidèle à son mythe, il arrive en vainqueur impatient de goûter le repos du guerrier et meurt en dieu humain que le feu seul peut consumer. Ou plutôt si, elle l’est, mais déplacée sur les deux rôles féminins, qui se partagent cette dualité.

D’un côté la passion de Déjanire, jumelle d’Hercule par sa violence et sa folle jalousie, parvenant à ce point de délire où l’individu - littéralement, " ce qui ne peut pas être divisé " - vole pourtant en éclats : tout se déchire, le coeur, l’oreille, le monde. C’est la discorde. De l’autre, la réserve douloureuse et compatissante d’Iole, qui tente de rassembler en elle, par-delà son chagrin, l’innocence, la modestie et la pitié humaine - une forme d’harmonie. Tu entends l’une et l’autre, tu connais l’une et l’autre, tu es l’une et l’autre. Tu as senti monter en toi souvent cette tentation double : la tunique de Nessus et l’amour d’un Hyllus.

Tu as rêvé à la tendresse du fils, sa douce déclinaison, mais c’est la puissance blessée du père que tu as plutôt rencontrée. Tu as souhaité éprouver un amour noble et grand, quand tu n’as fait qu’abriter " le garçon pleurnichant de Vénus ", " cet hôte de femme, seulement bon à inspirer de basses pensées ". Tu as connu la détresse et l’espoir, la haine et la compréhension, la rage et la soumission, le triomphe et l’agonie.

Mais si l’hymen final des jeunes gens célèbre la possibilité d’un amour pacifique, ce qui reste dans ta mémoire, tu le sais bien, par-delà toute aspiration à l’heureuse sérénité, c’est la violence sublime et vaine des êtres éphémères, cette musique où chante et crie et vit et meurt leur âme désirante - la tienne, la nôtre.

Camille Laurens

Note : Les citations autres que celles du livret sont tirées des Trachiniennes de Sophocle et du Rouet d’Omphale de Victor Hugo

Depuis 1991, Camille Laurens a publié nombre de livres marquants :
Index (1991),
Romance (1992),
Les Travaux d’Hercule (1994) et
L’Avenir (1998)
constituent un cycle romanesque rythmé par les lettres de l’alphabet.
Dans ces bras-là (Prix Femina 2000) exprime le regard d’une femme pour tous les hommes de sa vie.
Le titre de L’amour, roman (2003) dit exactement son contenu.
Quelques-uns (1999)et
Le Grain des mots (2003) eflleurent le sens de ce qui nous vient aux lèvres.
Philippe(1995) et
Cet absent-là (2004) dit de ce que font vivre en nous les disparus.
A l’exception de ce dernier livre, publié aux éditions Leo Scheer, toute l’oeuvre de Camille Laurens est publiée chez P.O.L.


[1Pour les définitions du mot "subtil", cliquer ICI ; la dernière définition recouvre très précisément l’opinion des critiques français en ce qui concerne C. L.

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