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Chroniques carabines, 2
Devoirs de mémoire
par Scarabée

22 juillet 2010

Un patient, c’est pas de la viande. C’est pas un pantin dans un lit. C’est pas non plus qu’une simple histoire médicale avec une appendicite en 1958 et une hystérectomie à l’âge de 40 ans. Au détour d’une question, d’un mot évocateur, vous soulevez un coin du voile... et chez les déments comme chez les sains d’esprit, vous tombez, presque par hasard, sur l’Histoire, la vraie. Leurs souvenirs, chauve-souris ou papillons, s’éveillent, s’envolent et se posent sur vous, pour ne plus vous quitter. C’est comme ça que d’externe, vous vous faites soudain scribe, pour que jamais cette mémoire ne s’éteigne. Voici quelques-unes de ces histoires.



Mr J., dont le nom est clairement d’origine polonaise. Il a presque 80 ans. Il est hospitalisé pour une diminution de sa capacité respiratoire, dont on a du mal à retrouver la cause. Dans ce genre de situations, l’histoire médicale du patient présente un intérêt tout particulier. Quand je lui demande s’il a subi des infections graves dans l’enfance, voilà ce qu’il me raconte : de toute sa famille, Mr J. est le seul membre qui n’ait pas péri à Auschwitz, et voilà pourquoi : à l’âge de 8 ans, il vit à Paris après que ses parents aient fui la Pologne. Mais les ennuis recommencent et toute la famille doit partir en train à Drancy. Sauf que... juste avant de partir, l’enfant qu’il était a attrapé la rubéole, et les gendarmes n’ont pas voulu le faire monter dans le train. Il a été caché à Paris puis en province... les autres, ceux qui sont partis, ne sont jamais revenus.

Mr S. est âgé d’une cinquantaine d’’années. Depuis quelques années, par épisodes, sa paupière retombe et son œil bouge moins bien dans certaines directions. Plusieurs maladies infectieuses peuvent toucher les nerfs qui commandent tout cela, notamment la tuberculose. On a de bonnes raisons de l’évoquer, entre autres... et pour cause : Mr S. est cambodgien. Plus jeune, il a subi le drame de la dictature des khmers rouges, il a du quitter son village, s’est réfugié dans un camp, dans la forêt, avec des milliers d’autres personnes déplacées, dans des conditions de promiscuité et d’insalubrité intolérables. Il a été très malade, mais il a survécu, et il a fui jusqu’en France.

J’ai une copine externe qui se retrouve aujourd’hui avec un patient très dément, dont il est difficile de capter l’attention pour réaliser un examen digne de ce nom. Il vient pour un probable Alzheimer. Ma copine n’a jamais eu de patient atteint de cette maladie, alors je vais dans la chambre avec elle pour lui montrer un peu ce que l’on teste. _ Et voilà deux nénettes en blouse essayant désespérément d’apprendre cinq mots à un vieux monsieur qui ne sait plus rien . On n’y arrive pas, alors on passe à la suite : on teste les praxies, c’est-à-dire la capacité du patient à effectuer correctement différents types de gestes. Jusque là, le patient ne semble pas très concerné ; mais je lui demande de faire un salut militaire, et soudain, tout change. Lui qui n’arrivait pas à faire une phrase sensée, nous raconte d’une voix chuchotée, entrecoupée de sanglots, qu’il a fait l’armée, lui, et même qu’il était capo-chef en Algérie... un jour, il ne retrouve plus son arme ni son équipement, juste avant une offensive. En cherchant son matos, il découvre que c’est un bleu venant de débarquer qu’on a envoyé au massacre avec son barda à lui... ce jour-là, seuls 12 hommes sont revenus. Et le premier à se faire buter, c’était le jeune homme qui avait pris sa place.

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