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Edito
Mitterrand/Gubler : la vérité sans risque

24 mai 2004


STRASBOURG (Conseil Europe) (AFP) 18 mai 2004 - Huit ans après la polémique, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé mardi, au nom de la liberté d’expression, que l’interdiction du livre "Le Grand Secret", dans lequel le Dr Claude Gubler s’épanchait sur la maladie de son ancien patient François Mitterrand, n’aurait dû être que provisoire.

Cette intéressante information soulève deux questions différentes, mais bien représentatives de la " moralité " de notre pays. 1° La question du secret médical. 2° La question de la vérité.



(suite de la dépêche :)
L’ouvrage incriminé, publié en janvier 1996, moins d’une semaine après les obsèques de l’ancien chef de l’Etat, pouvait légitimement être interdit dans l’urgence, ont estimé les juges européens, relevant qu’"à une date aussi proche de (la) mort (de François Mitterrand), la diffusion d’un ouvrage le présentant comme ayant sciemment menti au peuple français, tout en méconnaissant le secret médical, ne pouvait qu’aviver le chagrin de ses proches". En revanche cette sanction, ont-ils ajouté, ne se justifiait plus neuf mois plus tard, lorsque le tribunal de grande instance de Paris, statuant au fond, l’avait confirmée le 23 octobre 1996 - une décision confirmée plus tard en appel, puis en cassation.
L’ancien médecin personnel de François Mitterrand y expliquait que le président, qui publiait des bulletins de santé positifs alors qu’il se savait atteint d’un cancer depuis 1981, n’était plus à même d’exercer ses fonctions lors de la dernière année de son second mandat. Le Dr Gubler, condamné du fait de ce livre en juillet 1996 à quatre mois de prison avec sursis pour violation du secret médical, a été définitivement radié de l’ordre des médecins en décembre 2000.
Lire toute la dépêche AFP

Personnellement, je suis tout à fait d’accord à la fois avec la condamnation de Gubler ET avec la décision la Cour Européenne des Droits de l’homme et voici pourquoi.

A mon humble avis, le secret médical est absolu : ce qu’on apprend de confidentiel sur quelqu’un, par lui ou par queqlu’un d’autre, doit rester secret.

Le code de déontologie est cependant plus sybillin : d’après lui, le médecin doit respecter, vis-à-vis de ce que lui confie la personne qui le consulte, une confidentialité absolue... sauf exceptions - et les exceptions sont nombreuses, à commencer par le fait que pendant très longtemps, les les médecins français ont préféré annoncer une maladie grave à la famille plutôt qu’au malade lui-même. Au point que le " secret médical " a longtemps été synonyme non pas de " secret ", mais de... mensonge utilisé par le médecin contre le patient.

Le sida a changé la donne : les patients voulaient la vérité ET la confidentialité sur leur état ; même si le problème de la confidentialité est épineux lorsque une personne séropositive ne le dit pas à son compagnon ou à ses partenaires sexuels, à ce jour, sauf erreur de ma part, aucun médecin ne se risquerait à révéler la séropositivité d’un patient à quiconque. Il finirait devant les tribunaux.

En dehors de quelques situations légales (la révélation de sévices à enfant n’est pas considérée comme une violation du secret, par exemple), le médecin doit garder les secrets du patient pour lui, y compris après la mort du patient en question.
 [1]

A mon humble avis, la situation (les droits, les devoirs) de François Mitterrand est la même que celle de n’importe quel personne. Le fait qu’il ait été président de la république n’y change rien : on ne peut pas à la fois exiger que le président soit un Français comme les autres, et demander qu’il soit traité autrement (je vous renvoie à la question toujours d’actualité de la responsabilité pénale du chef de l’état...).

Il n’est donc pas acceptable qu’il ait menti aux citoyens qui l’ont élu (le fait que tout le monde dans son entourage se soit tu, ça n’est pas joli, joli, non plus...). Révéler qu’il était incapable d’assumer ses fonctions pouvait, pour le bien du peuple, s’avérer nécessaire. Le secret médical est fait pour protéger la personne. Pas pour lui permettre de continuer à tromper (et à exercer du pouvoir sur) ceux qui l’entourent. En l’occurrence, ce n’est pas la "qualité" du patient qui pose problème, ce sont les conséquences du secret pour tout un pays...

D’un autre côté, je pense qu’en démocratie, la liberté d’expression devrait être absolue et qu’il ne devrait pas y avoir d’auto-da-fé.

Ma position de citoyen est donc la suivante : le livre de Gubler n’aurait pas dû être interdit de manière définitive, car il avait effectivement le droit de dire ce qu’il voulait, en sachant qu’il risquait d’être puni personnellement pour cela. S’il l’assumait, c’était son affaire, et son droit. Ce n’est certainement pas moi qui reprocherai à quelqu’un de braver des sanctions pour pouvoir dire la vérité...

Il n’en est pas moins vrai, aussi, qu’en publiant ce qu’il savait de François Mitterrand, le Dr Claude Gubler a violé le secret professionnel. Il était inévitable que l’Ordre des médecins lui interdise d’exercer et, en toute bonne logique, il aurait dû faire de la prison ferme (c’est ce que prévoit le Code pénal) et non de la prison avec sursis. (Il serait intéressant de savoir quelle est la punition pénale infligée aux autres médecins condamnés pour viol du secret.)

Mais, pour tout dire, si je pense que révéler l’état de santé du chef de l’état peut être un acte de civisme, y compris pour un médecin, je trouve que la manière dont Gubler a révélé ce secret dans un livre publié après la mort de Mitterrand est extrêmement discutable.

Car si Mitterrand était, comme l’affirmait Gubler dans son livre, incapable d’assumer ses fonctions pendant la dernière année de son second mandat et si le même Gubler pensait que cela mettait le pays en danger, pourquoi ne l’a-t-il pas dit à ce moment-là ??? S’il préférait garder le secret mais refusait d’être complice, rien ne lui interdisait de se démettre de sa fonction de médecin personnel de Mitterrand. Mais s’il pensait de son devoir de violer le secret, alors, il aurait dû le faire tout de suite. Du vivant du premier intéressé, et pendant son mandat.

Publier ce livre après la mort de Mitterrand n’avait pas plus de portée "politique" ou "civique" que n’en a de révéler la vie privée d’une vedette du cyclisme ou de la chanson vingt ans après les faits.

Ce n’est pas "dire la vérité", c’est déballer le linge sale et régler des comptes en public, méthode finalement très commode - et potentiellement lucrative - d’attirer l’attention.

La vérité est subversive et révolutionnaire si - et seulement si - elle est susceptible de changer le cours des choses pour un grand nombre de gens.
Autrement dit : quand elle menace vraiment ceux qui la cachent, et quand celui qui la révèle risque vraiment gros.

Martin Winckler/Marc Zaffran


P.S.

Illustration de l’article : La vérité, allégorie (Jules Lefebvre, 1870) - Musée d’Orsay


[1J’en entends se demander si raconter l’histoire des patients dans un roman c’est violer le secret médical. Cette question tout aussi importante fera l’objet d’un prochain livre...




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