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"Les Cahiers Marcoeur", 19e épisode
LA CHEMISE BEIGE : Abel

24 juin 2004


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LA CHEMISE BEIGE : ABEL

L’interne a mal dormi. Des cauchemars. Un fantôme maigre le poursuivait dans des lieux invraisemblables, marchait derrière lui dans les couloirs de l’hôpital, s’asseyait à ses côtés au restaurant du personnel, sortait de sous la table dans la salle de billard, lui tendait une tasse à la cafétéria, lui rendait la monnaie à la station service. Lorsqu’il le laissait s’approcher, ce n’était qu’un visage creux, une bouche édentée, et deux bras squelettiques tendus vers lui, mains ouvertes, implorantes et menaçantes à la fois. Alors il se remettait à courir.

Il est en retard. Il court dans les allées de l’hôpital. Il est dix heures moins le quart. Malgré plusieurs réveils successifs, son cauchemar s’est répété et, à trois heures, il a dû se lever pour boire et lire un peu. Lorsque sa tête a de nouveau glissé sur l’oreiller, il devait être six heures et demie et va te faire fiche pour se relever à l’heure habituelle. A présent, la visite a commencé, c’est certain.

Mais lorsque, la blouse à moitié attachée, les cheveux en bataille, Yves déboule dans la rotonde, il n’y trouve pas l’aréopage attendu des médecins et professeurs du vendredi matin. La rotonde est calme, si tant est qu’on puisse utiliser ce mot ici. Disons que la console de contrôle est inoccupée. Les bips des appareils de surveillance retentissent à intervalles réguliers, les appareils de ventilation soupirent lentement dans les box, et on n’entend ni les gémissements des malades, ni les tremblements des barrières métalliques. Il n’y a là que Bénédicte, étudiante de cinquième année, debout près du chariot de visite.
- Bonjour. La visite n’a pas commencé ?
- Non mais justement je voulais—
Une des infirmières sort la tête du box 4.
- Yves, tu peux venir ?
Yves se précipite.
- Toujours agité çui-là, murmure l’étudiante.

Bénédicte, plantureuse fille rousse aux cheveux noués derrière la tête, nourrit des sentiments mitigés à l’égard de son interne. En principe, les rapports d’un médecin en exercice et d’un étudiant cantonné au voyeurisme sont stéréotypés : mélange de paternalisme bienveillant et de comportement de petit chef pour l’un, compromis entre l’envie admirative et les questionnements revendicatifs pour l’autre. Hier encore, Bénédicte en parlait avec l’une de ses condisciples.
« Le mien est petit, blond et pas bavard.
- Ah ! le mien c’est tout le contraire. Grand, brun et il cause tout le temps. A vrai dire, par moments, on n’entend que lui, il fait de l’ironie, il lui arrive même d’interrompre le chef de clinique ou le patron.
- Il ne se fait pas remettre en place ?
- Non, le plus étonnant c’est qu’ils ont l’air d’aimer ça. Et quand il lui arrive de ne rien dire, ils lui demandent même ce qu’il en pense. Quand il ne dit plus rien, c’est qu’il n’est pas d’accord. Ça se remarque tout de suite, parce qu’il parle tout le temps.
- Et avec les externes, il est comment ?
- Sympa. Mais il drague trop les infirmières pour s’occuper vraiment de nous. Et il pense tout haut, comme s’il avait besoin de s’entendre réfléchir. Remarque, on apprend quand même des choses, tiens, l’autre jour je lui demandais de m’expliquer ce qu’est un Klinefelter... »

Là-bas, derrière la vitre du box numéro 4, Yves est accroupi près du lit d’une femme assez âgée, consciente mais très affaiblie, et il examine son bras gauche, déformé par l’oedème, constellé d’hématomes et de ces petites plaies que laissent les cathéters de perfusion après qu’on les a ôtés.
- Ses veines sont fragiles et claquent très vite, dit l’infirmière. L’autre bras est dans le même état.
Yves se redresse, se rapproche du visage de la femme.
- Avez-vous mal, Madame Philippe ?
La femme hoche la tête négativement.
- Alors nous n’allons pas vous reposer de perfusion aujourd’hui, car vos bras ont été bien trop sollicités. Au lieu de faire passer les médicaments dans la perfusion, nous allons vous les donner dans de l’eau ou du jus d’orange, ou ce que vous voudrez. Qu’est-ce que vous préférez boire ?

La voix de la vieille dame est inaudible. Yves penche la tête jusqu’à son visage et la fait répéter.
- Bien sûr, pas de problème. Peux-tu noter qu’on donne à Madame Philippe cinq cent milligrammes d’amoxicilline toutes les quatre heures dans de l’eau et du sirop de menthe ?
L’infirmière hoche la tête, décroche le flacon de perfusion et la tubulure, et sort du box. Elle n’a pas complètement tiré le rideau derrière elle et Bénédicte peut voir l’interne s’asseoir sur le bord du lit, prendre la main de la malade et se pencher à nouveau sur elle. Bénédicte n’entend pas ce qu’elle lui dit. Si tant est qu’elle puisse en placer une ! pense-t-elle. Et immédiatement, le remords lui pince les lèvres.

Yves sort du box. Il fait trois pas, hésite, puis revient vers la console centrale. Sur l’écran vidéo n°6, Abel Saks ne bouge pas. Les diverses informations incrustées sur l’image en lettres verdâtres ne lui disent rien de particulier. Coeur régulier, respiration itou, diurèse 1,25L en dix-huit heures. Des résultats de prise de sang sont épinglés sur un carton. Il les prend et rejoint l’étudiante. Elle lui tend le dossier de Madame Philippe. Il s’accoude au chariot de visite et écrit tout haut :
- Température normale depuis trois jours. Douleurs = o. Fatiguée +++. Biologie en voie de normalisation. Devant l’état de ses bras (hématomes et oedèmes) et la stabilité de l’état clinique, ne pas repiquer. Tenter l’alimentation mixée. Antibiotiques (et antalgiques, éventuellement) dans de la menthe à l’eau.
Il se tourne vers l’externe.
- Des questions ?
- Ça sert à quoi d’écrire ça ?

Il est surpris. Il croyait qu’elle partageait son raisonnement, il réalise qu’il avançait seul.
- A laisser une trace. Si je dis seulement qu’on l’a déperfusée, ou même si je n’écris rien du tout, comment ceux qui seront amenés à la voir plus tard, ce week-end ou cette nuit, sauront-ils pourquoi j’ai décidé de le faire ? Je vais passer les consignes aux infirmières, mais elles en ont vingt comme ça à mémoriser. Ecrit, ça ne bouge plus. Ça ne risque pas l’oubli. Moi aussi, dans huit jours, je peux avoir oublié.
Bénédicte hoche la tête.
- C’est vrai. On dit tellement de choses, parfois. Il y a de quoi en oublier la moitié...
Il grince des dents.
- T’es pas commode, dis-donc... Mais, où sont tes camarades ? Et où est passée la visite ?
- Tout le monde est en Médecine IV, aujourd’hui on est le troisième vendredi du mois, c’est la réunion pluridisciplinaire.
- Ah, oui ? Je n’y pense jamais, à celle-là. Bon, de toute manière je n’y vais jamais non plus. Et toi, pourquoi n’es-tu pas là-bas ?
- Parce que Hansen a demandé que l’un d’entre nous reste pour aider l’interne...
- Et c’est toi qui t’y colles, alors ? Condoléances. Allez, on tourne ! dit-il en poussant le chariot devant lui dans l’ascenseur.

* * * * *

Un mouchoir plié. Un autre mouchoir, froissé. Quelques pièces de monnaie. Un billet de cinéma déchiré. Trois stylos : un feutre noir à pointe nylon, un plume jetable à encre bleue, un stylo bille rouge. Un portefeuille contenant deux billets de cent francs et deux de cinquante, une carte de lecteur de la Thèque de Tourmens, une carte professionnelle portant le timbre de l’année passée, une carte (n° 00008 !) d’adhérent au Royal, un permis de conduire, la carte grise d’un véhicule Citroën mis en service il y a dix-huit ans, une carte de membre d’un club d’échecs, deux cartes de crédit, un papier plié en quatre portant des titres de livres récents, un autre papier (A prévenir en cas d’accident) rangé dans une carte d’identité délivrée en 1972 par la préfecture de Tourmens (signe particulier : cicatrice sur l’arcade sourcilière gauche), six petits cartons rigides portant le sigle d’une station service du centre ville et les mots "Points-bonus", soit un peu plus que pour le tournevis multiple (cinq points) mais loin du compte pour le jeu de six assiettes en grès du Marais (cinquante).

Tous ces objets gonflaient un sac en plastique transparent dans le tiroir du chevet d’Abel. Il y avait aussi un trousseau de clés, mais jeudi soir, après son entrevue avec l’interne, Judith les a prises pour reconduire la Citroën à l’appartement.

Judith n’est pas restée longtemps dans le service. L’interne l’avait pourtant accueillie. A l’heure dite, tandis qu’elle montait l’escalier extérieur, elle entendit grimper derrière elle. Un homme la dépassa. Au moment de pousser la porte, il s’effaça pour la laisser entrer.
« Vous venez voir Monsieur Saks ? » demanda-t-il
Elle fit oui de la tête. Il lui tendit la main.
« Yves Szaks. Je suis à vous dans quelques instants, si vous voulez vous asseoir ? »et il lui désigna trois grands fauteuils derrière un paravent. Elle le vit entrer dans le bureau surmonté du panneau Internes. Il ressortit au bout de trois minutes.
« Voulez-vous m’accompagner ? »

Il marchait vite, se retournait souvent pour vérifier qu’elle le suivait. Il la fit entrer dans un large ascenseur. Au sous-sol, il s’arrêta brusquement devant une large porte à battants, et dit, très vite : « Vous savez, ça risque d’être un peu difficile. Vous ne pourrez pas le voir, seulement sur l’écran. Il est encore dans le coma. Nous pensons qu’il a un caillot dans une veine cérébrale, ce qui provoque un ?dème. Aujourd’hui il est un peu tôt pour en dire plus, mais son état est stable depuis qu’il est arrivé, ce qui est plutôt bon signe... enfin, il ne s’aggrave pas. » A nouveau elle hocha la tête, et il la fit entrer dans une grande salle bruyante et lumineuse, où s’affairaient trois ou quatre hommes et femmes en blouse blanche.

Il la conduisit près du poste de commandement d’un vaisseau spatial, semblable à ce qu’elle entr’aperçoit parfois, pendant les feuilletons de Luciane. Une dizaine d’écrans vidéo portaient des corps allongés, cadrés au grand angle, bardés de tuyaux et cernés de machines. L’interne en désigna un, manipula quelques boutons sur une console. Au corps allongé se substitua un visage amaigri, mangé de barbe et l’interne dit « Le voilà ». Judith ne le reconnut pas, pourtant son nom était là, inscrit en rouge sur un sparadrap collé à même l’écran. Elle se dit : « C’est lui, c’est Abel », mais non, ça ne lui ressemblait pas, et elle détourna les yeux. Sans un mot, elle ressortit. L’interne eut l’air embêté.

« Vous n’aviez pas de questions à me poser ?
- Non... Si : il avait déjà des pertes de mémoire depuis sa chute, je vous en ai parlé au téléphone hier... Est-ce que ce sera pire ? Déjà à son travail, il lui fallait tout noter, il n’avait presque plus de mémoire du tout, il pouvait oublier des choses qu’il avait faites cinq minutes avant... Enfin, pas tout le temps mais là... Ça ne va pas s’aggraver ? C’est surtout ça qui m’inquiète...
- Je comprends. Il est encore trop tôt pour le dire... »

Il l’invita à le rappeler le lendemain pour avoir des nouvelles « Merci vous êtes gentil », mais elle partit très vite, sans se retourner et tandis qu’elle passait la porte vitrée du bâtiment, derrière elle une femme l’appela et la rattrapa, lui tendit le sac en plastique « Tenez, ce sont les affaires de votre mari... »
Elle n’a eu aucun mal à repérer la voiture, il se gare presque toujours sous le pont piéton quand il vient chercher Luciane, mais en voulant démarrer, à cause de cette manie qu’il a de toujours laisser en prise, la Citroën a fait un bond et elle a embouti le pare-chocs de la fourgonnette garée devant. Personne ne l’a vue, elle est partie comme une voleuse.

* * * * *

Judith prend les objets l’un après l’autre et les regarde, les repose, en prend un autre.
Pourquoi m’a-t-elle donné ça ? A une veuve, à une mère on donne les affaires du soldat mort au front, ses restes. Il n’était pas soldat, il n’est pas mort, et ce n’est plus mon mari depuis longtemps, neuf ans déjà puisque la consultation chez l’avocat c’était deux heures avant la naissance de Luciane et au moment où ma petite naissait, où la sage-femme la donnait à son père pour qu’il la baigne, moi je n’avais plus d’homme.

Longtemps, Judith reste prostrée sur les objets personnels d’Abel, longtemps elle les interroge du regard dans l’espoir parfaitement vain, non de voir resurgir à leur contact des souvenirs enfouis, mais de les entendre lui révéler les secrets d’un inconnu.

* * * * *

Les lèvres frémissent, mais l’eau s’écoule de la commissure béante. Yves repose la pipette en plastique sur la tablette. Il saisit la serviette de table accrochée au chevet, essuie l’eau du menton de l’homme. Puis, après l’avoir reposée il se penche tout près du grabataire et lui dit au revoir à l’oreille, rapproche la table roulante, et sort à reculons de la chambre. Comme il referme derrière lui, son regard rencontre celui de Bénédicte. Yves s’adosse contre la cloison.

- Quand nous sortons de la chambre, nous avons l’impression que c’est fini. Mais pour lui, ça continue. Pour beaucoup d’hémiplégiques, ça continue jusqu’à ce qu’ils meurent. Le même enfer.
- Mais il ne sait pas. Enfin, on peut penser qu’il ne se rend pas compte ! Son cerveau est complètement grillé !
- On peut effectivement le penser. On peut aussi penser le contraire. Je crois qu’on se doit de penser le contraire. C’est moins confortable pour nous, mais si ça nous oblige à être un peu plus attentifs aux signes minuscules qu’ils pourraient nous faire, ça sera peut-être un tout petit peu moins pénible pour lui... Et du moins, dit-il avec un sourire en biais, ça soulage notre mauvaise conscience. Par conséquent, tout le monde est gagnant.

Dans le couloir, une des aides-soignantes sort de la chambre n°8, elle s’adresse au malade :
- Merci, monsieur, mais il ne fallait pas. Vous êtes très gentil.
Elle tient dans sa main un énorme volume à couverture blanche, qu’elle montre à Yves.
- C’est le monsieur qui écrit, regardez ce qu’il m’a donné...
Puis, plus bas :
- C’est grave ce qu’il a ?
Yves soupire et hoche la tête.
- Quel malheur...

Antoinette baisse les yeux et tourne les talons, poussant son chariot de linge sale sans quitter le livre des yeux. Pensivement, Yves la regarde s’éloigner. Bénédicte le tire de sa rêverie.
- Le monsieur qu’on vient de voir, ça fait longtemps qu’il est paralysé ?
- Six semaines.
- Il peut encore récupérer ?
- Non. Probablement pas. Plus le temps passe, moins ses chances de récupération sont grandes, il est resté trop longtemps au même point. Quand les gens récupèrent, ils récupèrent assez vite, en quelques jours. Parfois c’est un peu plus long. Mais le cerveau n’aime pas manquer d’air. Les neurones meurent vite. Même quand on n’est pas hémiplégique. Chez moi, ils sont déjà en train de mourir. Chez toi, ça va bientôt commencer. Et s’il n’y avait que ça.

Il y a aussi les rayons cosmiques qui traversent les jolies peaux bronzées des jeunes femmes et leur préparent de petits mongoliens, les vertèbres qui se soudent et un jour tu te retrouves marchant le nez vers le sol plus raide qu’un prie-dieu au point que pour voir le ciel il faut s’allonger, les cellules de la moelle qui décident de se multiplier un peu plus que d’habitude et finissent par te bouffer et se bouffer entre elles et la première grippe venue en profite pour mettre tout le monde d’accord, le petit tout petit cancer qui - c’est de famille - commence à poindre dans ton joli sein ferme et que l’amant le plus attentif ne sentira pas en te pelotant dix fois par jour, la rectocolite qui commence par te foutre le feu au cul et c’est pas vraiment le plaisir qui t’attend mais le sang la sueur et les larmes... Et l’athérome, ah ! la plaque d’athérome : une couche de cholestérol, une couche de calcium, une couche de cholestérol, quelques plaquettes, un brin de nicotine, je coagule, j’obture et soit tu viens juste de prendre ta retraite et dès ton troisième jogging tu commences à plus pouvoir dépasser les deux cents mètres ça serre trop dans la poitrine, soit tu réussis à tes examens grâce aux deux paquets de clopes par jour et un beau jour tac ! on ferme, le jeune brillant interne promis à la magnifique carrière hospitalo-universitaire fait son infarctus brutal et massif, et comme on te trouve pas de greffon (les jeunes qui se tuent en bagnole n’ont pas les mensurations qui conviennent) tu finis ta vie trop brève dans un fauteuil roulant, plus possible de marcher, plus possible de baiser plus possible de faire quoi que ce soit sans que ça te fasses suffoquer, bleu tu deviens, viande avariée....

- Quoi ? fait Bénédicte.
- Mmhhh ? Rien, ma belle, rien, je parle tout seul. Allez, au suivant ! dit-il en poussant le chariot devant lui.
A force de lire des livres de médecine écrits trop petit, est-ce qu’on ne devient pas aveugle au monde, au bout du compte ?

Dans l’office une aide-soignante aligne des tasses vides sur la paillasse. Elle se retourne en entendant les grincements du chariot de visite.
- Prendrez-vous du café, Monsieur Szaks ? Mademoiselle ?
- Euh, oui, pourquoi pas ?
L’aide-soignante sort deux tasses supplémentaires et, ôtant de la casserole le couvercle tressautant commence à verser l’eau sur le café.

* * * * *

- Maman, où est Papa ?
- Mais je te l’ai déjà dit vingt fois, Luciane, il est à l’hôpital, il est malade.
Luciane se tait. Elle sait que sa mère ne lui dit pas tout. Elle enfile sa chemise de nuit.
- Qu’est-ce qu’il a ?
- Je ne sais pas bien encore, il est... paralysé, mais on le soigne.
- Il va guérir ?
- Je... je ne sais pas. J’espère.
- Il va mourir ?
- Non ! Non, sûrement pas.
Judith est sur le point d’ajouter : Il ne ferait pas ça. Elle se raidit.
- En tout cas, je sais qu’on fera tout ce qu’on peut pour qu’il guérisse. Allez, c’est l’heure de dormir, à présent.
Quelques minutes plus tard, Judith entend des pas dans le couloir. Luciane apparaît dans le salon et, du ton sans appel et empreint de sérénité triste qu’elle a hérité de son père, elle déclare :
- Dimanche on ira toutes les deux voir Papa à l’hôpital, parce que Méphisto s’ennuie de lui. Alors comme Méphisto c’est un chat, ils ne le laisseront pas entrer, mais moi je peux entrer et je verrai Papa et comme ça je donnerai de ses nouvelles à Méphisto.

* * * * *

Judith est assise, les genoux repliés sous elle dans le canapé du salon. Elle n’entend plus Luciane. Luciane raconte des histoires à Méphisto avant de s’endormir. Judith pense à Abel, bien sûr. Elle est étonnée par l’intensité des émotions qui la submergent depuis deux jours. Elle était à cent lieues d’imaginer que la maladie d’Abel - sa mort, qu’elle ne peut s’empêcher d’envisager - lui ferait pareil effet. Elle passe et repasse les mots de l’interne dans sa tête, se demande à partir de quand on saura s’il récupère ou pas, tente de le revoir vivant - debout, du moins. Mais une seule image lui revient : Abel tout habillé, endormi près d’elle, mal rasé, fatigué, si tendre et si fragile.

Et leur première rencontre ? Elle n’a pas d’image. Seulement sa voix. Elle est sur le quai de la gare. Elle est désespérée, perdue : elle arrive à Tourmens, c’est son premier poste, elle ne connaît personne, on l’a avertie quarante-huit heures avant la rentrée, elle a emporté tous ses livres et ses deux valises pèsent une tonne. Derrière elle on demande « Puis-je vous aider ? », sur un ton si attentionné qu’elle appuie sa tête contre la poitrine de l’inconnu et fond en larmes. Il lui dit « Venez, j’ai une voiture », il prend ses bagages, l’entraîne vers une Citroën antédiluvienne mais nickel et propose « Je peux demander à ma mère de vous héberger pour un jour ou deux, le temps que vous trouviez... » Plus tard, il lui avoua qu’il n’avait pas cessé de la regarder pendant tout le voyage, il était assis trois sièges plus loin. C’est ainsi qu’on commence une vie de couple : un train, un quai, des valises où est-ce que ça nous mène ?...

Pendant chaque minute de leur vie commune, il l’avait dévorée des yeux. Il l’aimait du regard, elle sentait ses yeux la posséder lorsqu’elle se déshabillait. Il remplissait des albums avec des dizaines de photos d’elle, il vivait l’appareil à la main. Un jour, juste après l’amour, au moment où l’on s’assoupit lourdement l’un contre l’autre, il s’était levé sans bruit. Judith avait sursauté en entendant le bruit du déclencheur, et s’était sentie inondée d’une froide solitude sous l’oeil glauque de l’appareil.

P.S.


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