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"Les Cahiers Marcoeur", 27e épisode
LA CHEMISE BLANCHE : Abel

22 juillet 2004

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LA CHEMISE BLANCHE : ABEL

Ici, rien n’est familier.
Je suis déjà venu ici. Les objets ne sont pas véritablement étrangers, mais ils n’ont pas l’odeur de l’homme, ils ne portent pas sa trace. Ils ne m’accueillent pas comme là-bas.

Là-bas, lorsque le lit est fait, juste au coin, près de l’oreiller, je me glisse dans une sorte de tunnel vertical que forme le couvre-lit, je me pelotonne sur la couverture. C’est de là que je l’entends rentrer le soir. Je le rejoins pendant qu’il pose sa valise, son manteau, retire sa veste. Il ne dit rien, il va jusqu’à la cuisine pendant que je me frotte à ses chevilles. Il sort du frigo une boîte déjà ouverte, la vide dans mon assiette. Une fois sur deux, je pose à peine les moustaches dessus, je m’assieds dignement sur mon séant, Miawwwwr je le regarde indigné.

Il grogne. Il a bien remarqué que je ne mange pas ce qui sort des boîtes ouvertes la veille. Je n’aime pas manger froid. Les odeurs sont aplaties, tuées, ce n’est plus de la viande, c’est de la terre mouillée. Ce qui n’a pas d’odeur est pire que la mort. La mort sent. Même les murs des bâtiments sentent. Ils portent les puantes odeurs de voitures, la trace des chiens stupides qui se laissent aller n’importe où.

Là-bas, lorsque l’homme et moi sommes allés nous y installer, régnait une odeur qui s’est peu à peu estompée sous les siennes. Une odeur de femme, tiède et immobile. Mais l’homme ne semblait pas s’en rendre compte. A présent, elle a complètement disparu.

Je ne retrouve pas l’odeur de l’homme, ici. Sauf un peu dans le fauteuil. Ce fauteuil-ci est semblable à celui de là-bas, devant la porte vitrée. Il y reste assis longtemps, sans bouger. Il respire à peine. Je saute sur ses genoux. Souvent, il ne veut pas de moi, il me repose par terre. Je reviens, il ne comprend pas que je veux seulement somnoler sur lui, mordiller ses doigts comme quand il m’a pris. J’étais bien jeune. Il me repose une fois, deux fois ; finalement il lève un doigt et pousse un petit grognement guttural. Je vais m’allonger sur le canapé, seul. Ou sur la chaise devant le secrétaire. Il vient m’en déloger s’il a besoin de farfouiller dans les tiroirs ou de s’installer pour frotter sa manche contre le papier.

Longtemps, il reste dans le fauteuil ; parfois toute la nuit. Il se lève au petit jour pour aller frotter le papier. Puis il prend ses objets frottoirs, les emporte avec lui dans le fauteuil, s’endort. Se réveille, se remet à frotter. Et le jour suivant le retrouve défait, baignant dans ses effluves nocturnes, les vêtements imprégnés de la nuit et de la journée précédente. A ce moment-là, il ne me voit plus.

Je suis chez la femme. Ici, je dors sur le lit de la petite fille, sous le couvre-lit entre ses jambes. Lorsque la femme et elle sortent, elle me laisse à manger. La fenêtre n’est pas ouverte, comme là-bas. Je ne peux pas sortir. Les odeurs sont étranges. Composites. Multiples. Changeantes. Parfois, elles me rendent nerveux. Parmi les bruits qui me parviennent de l’extérieur, rien ne m’est familier. Et je n’entends pas l’homme.

* * * * *

Yves écrit sur le dossier du box n°6 :
Samedi 19 Février.
Evolution depuis l’entrée : alternance de phases de coma vigile et de phases d’éveil. Persistance d’une hémiparésie droite, en voie de régression. Paralysie faciale persistante. Le patient est capable d’avaler de l’eau. Fond d’oeil : régression de l’oedème papillaire. Scanner de contrôle à J6 prévu le 21/02. Pronostic : récupération partielle, sinon complète, des fonctions motrices. Bilan orthophonique à prévoir dès que l’état le permettra.
Il referme le dossier et en prend un autre.

Samedi 19 février.
Quarante-huit heures après son entrée pour hémoptysie, et malgré l’arrêt des saignements, coma d’apparition brutale. Le patient a dû être transféré dans la rotonde et mis sous respirateur. Origine du coma : indéterminée. Surveiller numération et gaz du sang. Scanner ce jour en urgence à la recherche d’une origine neurologique.

Yves referme le dossier du n° 8 et le met en évidence sur le dessus du chariot, afin que l’interne de garde en prenne connaissance en fin d’après-midi, lors de la contre-visite. Ces deux hommes le préoccupent particulièrement, sans qu’il sache pourquoi. Il survient parfois, entre un médecin et un patient, une sympathie presque immédiate. Abel était inconscient. Le second patient est arrivé dans le service une valise à la main, et le lendemain on l’a vu déambuler dans les allées de l’hôpital au bras d’une très belle femme. Pourtant, Yves n’arrive pas à démêler les sentiments presque identiques qu’il éprouve pour tous deux. La même inquiétude.
Décidément, se dit-il, je ne suis peut-être pas fait pour ce boulot...

* * * * *

Yves entre en courant dans la cafétéria presque déserte. Eh ! zut, elle est déjà là, assise avec deux de ses collègues. Il se risque tout de même. En passant près de sa table il lui fait signe, elle lui répond en fermant les yeux brièvement. Il passe très vite devant le comptoir, choisit au passage une tranche de pâté et un poulet-frites, se hâte vers la table des trois femmes.
- Je peux ? dit-il en faisant mine de poser son plateau à leur table.
- Bien sûr, mais pour m’inviter à déjeuner, c’est raté !

Les deux autres femmes plaisantent : De toute manière, les hommes c’est toujours comme ça/On ne peut jamais compter sur eux/Tu vois mon mari eh bien/Ah le tien aussi ma pauvre ?
Yves s’installe, tout confus. Il lève les mains en signe de résignation.
- Je suis désolé. Je devrais savoir que le samedi est un jour comme les autres, les gens ont parfaitement le droit de se suicider ou de faire leur septicémie un samedi matin, mais avec les habitudes de la maison ! Le samedi, avant la réunion interservice élargie, on fait une visite express, le minimum, et basta ! Mais les gens normaux, eux, ils n’ont pas l’air d’en tenir compte : il nous en est débarqué cinq ce matin, tous bien cognés. Et un homme qui semblait ne pas aller trop mal s’est brutalement aggravé. Enfin, j’étais un peu débordé. C’est pour ça que j’ai demandé à la secrétaire de t’appeler...

- Mais vous êtes deux internes, non ?
- Euh oui, mais... J’ai dit à l’autre interne d’aller à la réunion, il me racontera. Moi je suis allé examiner les entrants. A vrai dire, la discussion ne me passionnait pas. Et puis...
- Et puis ?
- Et puis il y en avait trois sur les cinq qui allaient de mon côté et je voulais les voir avant de les abandonner à l’interne de garde.

Françoise hoche la tête gravement.
- Oui, il est vrai qu’en dehors de toi, personne ne peut les sauver...
Yves se prend la tête à deux mains.
- Awww ! Misère de moi, une belle femme qui fait de la psychologie comportementale, c’est pire qu’une statue grecque.
Elle rit.
- Comment ça ?
- Eh bien, la statue, au moins, on se console en se disant que c’est de la pierre, mais quand il s’agit d’une vraie femme on ne reste pas de bois...
- Quel baratineur ! s’exclame l’une des deux autres femmes en se levant avec son plateau. Tu devrais t’en méfier, Françoise. S’il te demande de le soigner, refuse !

Yves plonge, rougissant, sur son poulet-frites. Françoise consulte sa montre. Il la regarde avec des yeux éplorés.
- Il faut que tu retournes travailler ?
- Il va falloir...
- Bon, ben c’est raté pour cette fois. Dis-moi, tu... Qu’est-ce que tu fais ce soir ?
Elle est debout. Elle incline légèrement la tête.
- Que me proposes-tu ?
Yves avale douloureusement une trop grosse bouchée de poulet, os compris. Ses yeux se mettent à larmoyer sous l’effet de la douleur.
- Je... excuse-moi... je voulais aller voir un film au Royal, un film formidable. Terrible, mais formidable. C’est...
- D’accord. C’est une très bonne idée. Ça fait longtemps que je ne suis pas allée au cinéma et je n’aime pas y aller seule. A quelle heure ?
- Heu... (il se masse la gorge avec une certaine angoisse. Et si c’était resté coincé ? ) à 20 heures je crois...
- Tu passes me prendre ?
- Euh... oui...
- Tu sais où j’habite ? Nous sommes voisins, il me semble ?
- Euh... oui,oui.
- A tout à l’heure, alors.

Elle reste debout près de lui. Il se lève précipitamment pendant qu’elle se penche et leurs visages se rapprochent très vite. Sans s’émouvoir, elle pose ses lèvres sur sa joue. Il ne bouge plus.
- A tout à l’heure... dit-elle à nouveau. Et elle s’éloigne.
- Mais je ne t’ai même pas dit ce qu’on allait voir !
- J’adore les surprises !

Il la regarde déposer son plateau et faire le tour de la salle. Elle prend son imperméable et son écharpe sur le portemanteau, lui fait un signe du bout des doigts et disparaît par les portes battantes.

* * * * *

Judith caresse pensivement le cahier. C’est un cahier relié, la couverture est vert foncé, les pages sont striées de lignes horizontales. Il n’est empli qu’à moitié. La première page porte ces mots :
Cahier Bulle n° 9. Décembre - ...

Elle vient de feuilleter le cahier. Sans lire, elle a vu qu’il contenait des fragments de quelques lignes ou quelques pages tous précédés d’un mot-titre, clos par la mention de la date et de l’heure, et séparés par deux courts traits de plume tracés l’un sur l’autre. La dernière page porte une table des matières. D’un bout à l’autre, les pages sont numérotées à la main, même celles qui ne sont pas encore remplies. Elle reconnaît bien là les comportements quasi-obsessionnels de celui qui fut son mari, son irrépressible besoin d’anticiper sur les choses et les faits, de circonscrire les actes avant même leur accomplissement. Il a dû commencer par cela : numéroter les pages pour délimiter son champ d’écriture. Elle se rappelle sa surprise lorsqu’elle le vit écrire une lettre pour la première fois.

Il avait pris quelques feuilles entre le pouce et l’index dans une rame de papier machine. Il devait y en avoir six ou huit. Il écrivit une lettre qui tenait sur six ou huit pages. Elle s’en était étonnée. Il avait répondu qu’il remplissait toujours le papier dont il disposait. Elle avait cru qu’il s’agissait d’un jeu, d’une de ces contraintes un peu absurdes que les fous d’écriture s’imposent périodiquement. Il ne s’agissait pourtant pas de cela. Abel procédait ainsi pour tout. Le vide l’effrayait, le hasard lui était intolérable. Il ne pouvait pas savoir à l’avance combien de place lui serait nécessaire pour écrire ce qu’il avait à écrire, il s’en tenait donc à ce dont il disposait. Si c’était six feuilles, il écrivait six feuilles. S’il ne trouvait qu’un bristol format carte, il utilisait le bristol format carte. Il emplissait l’espace.

Lorsqu’elle voyait l’une de ses lettres, l’un de ses cahiers, l’une de ses nombreuses tentatives d’écriture, elle avait la sensation étouffante qu’il restait juste assez de place sur le papier pour que cela reste lisible, mais pas plus. Les yeux pouvaient se déplacer de ligne à ligne, et ne rencontraient pas d’espace vierge. Il était très difficile de commencer sa lecture au milieu d’une page ou de retrouver un passage précis. Il fallait prendre le texte par le début. Elle lui avait souvent dit qu’elle reconnaîtrait son écriture à dix mètres, à cause de sa régularité et de la place qu’elle occupait sur la feuille. Abel la laissait même remplir les papiers administratifs. Elle en était venue à imaginer qu’il devait refuser d’écrire dans des espaces arrangés par d’autres que lui.

Judith referme le cahier. Elle ne sait pas pourquoi elle l’a pris sur le secrétaire, l’autre jour. Une sorte de geste machinal, une rémanence de comportements anciens, souvenir de la vie commune, de l’époque où elle savait que s’ils partaient en oubliant le cahier en cours, il serait d’humeur massacrante. La dernière chose qu’elle faisait avant de fermer la porte était de demander s’il l’avait, voire de vérifier qu’elle-même l’avait mis dans son sac.

Abel écrivait. Lorsqu’il avait écrit, il lui tendait les feuilles, la lettre ou le cahier. Judith lisait. Abel ne posait pas de question et Judith ne faisait pas de commentaire. Dès le début, il l’avait prévenue : il ne tenait pas à savoir ce qu’elle pensait. A ses yeux, lecture et écriture étaient des actes isolés, solitaires, incommunicables. Elle lui avait demandé pourquoi il la faisait lire ? Il avait répondu que s’il ne le faisait pas, écrire n’aurait aucun sens, puisque lui-même ne se relisait jamais.

Judith caresse la couverture du bout de l’index. Elle n’a pas osé lire. Cette fois-ci, Abel ne le lui a pas proposé. C’est elle qui a pris le cahier. Pour le lui apporter, en principe. Mais aujourd’hui il serait bien incapable d’écrire.
« J’écris même quand je dors ! Je rêve les textes que je veux écrire. C’est pour cela que je me lève la nuit. Pour les coucher véritablement sur le papier. »
Il était si sûr de lui. Qui sait si, dans son coma, il n’écrit pas encore ?

Elle frissonne, secoue la tête. Des larmes lui montent aux yeux. Peut-être n’écrira-t-il plus jamais. Elle hoche la tête, vivement, comme pour se refuser à elle-même la pensée d’Abel la bave aux lèvres, désarticulé dans une chaise roulante, Abel avalant à grand-peine les cuillerées de bouillie qu’on lui tend, Abel rejetant la moitié de l’eau qu’on lui met dans la bouche avec une de ces épouvantables pipettes en plastique, Abel baignant dans les odeurs d’urine et de -
Elle enfonce le doigt entre deux pages. Le cahier cède.

Oubli.

Chaque jour, avant d’écrire, avant de retranscrire ce que j’ai vu par la fenêtre, par sa fenêtre, je relis le texte précédent. Avant Bulle, je ne me relisais jamais. Je n’aimais pas me relire. Ce qui était écrit était déjà mort. Ça n’était plus de l’écriture puisque c’était déjà écrit. Ici, dans ce cahier, l’écriture n’en finit pas de renaître, mon cahier s’ouvre chaque fois que sa fenêtre s’ouvre ou s’illumine, chaque fois que sa silhouette me joue un nouvel acte. Et j’ai si peur de réécrire, de redire, de ressasser, qu’il me faut relire avant d’écrire à nouveau. Chaque fois, je découvre que j’avais tout oublié. Ce que j’écris se dépose là, sans laisser de trace en moi. Je ne relis pas, je lis les mots d’un étranger. Et j’éprouve plus de gêne à lire ce qu’il a écrit qu’à la regarder vivre.

* * * * *

L’aide-soignante de nuit, une étudiante qui fait un remplacement de quelques semaines, soulève timidement le drap. Ses yeux tentent d’examiner l’entrejambes du malade en espérant ne pas y apercevoir le sexe. A priori, elle ne court pas grand-risque. Comme celui des vieillards, le sexe des comateux n’est en effet jamais bien gros, c’est un appendice inoffensif, vaguement encombrant, et difficile à nettoyer quand il a trempé quelques minutes ou quelques heures dans des draps souillés. Les mains des aides-soignantes ne le saisissent que gantées, pour le savonner sans ménagement, tourner vaguement autour, frotter les poils collés, le rincer, et voilà. Souvent, la verge se prolonge d’un tuyau souple, celui de la sonde urinaire posée le premier jour.

Celle-ci a parfois été introduite avec bien des difficultés, surtout au passage dans le "défilé prostatique". Il arrive en effet qu’un interne peu expérimenté choisisse une sonde de calibre un peu gros. Après avoir enduit cette dernière de vaseline stérile, il saisit la verge flasque, la positionne verticalement et entreprend d’y introduire le tuyau de caoutchouc. Evidemment, au bout de quelques centimètres, il bute. Au lieu - comme le veut l’anatomie - d’incliner horizontalement la verge à demi-sondée pour achever la manoeuvre, il retire la sonde un peu, la réenfonce, n’y arrive pas, s’énerve, insiste et, ce faisant, traumatise le tendre conduit urétral. Lorsqu’il retire la sonde, elle est ensanglantée. Effrayé, il affirme que le patient est insondable. L’infirmière qui l’assiste n’est pas dupe.

Quelques temps plus tard, quelqu’un d’autre revient sonder le patient, correctement cette fois-ci. Avec un peu de malchance et l’aide des germes banals qu’on trouve au bout de bien des sexes masculins, la blessure faite précédemment formera une cicatrice fibreuse autour de la sonde en place. Et peut-être, plus tard, un rétrécissement durable. Des douleurs pendant l’émission d’urine... ou l’éjaculation. Douleurs qu’on attribuera au psychisme ébranlé du convalescent. En attendant, la sonde est en place. Pour terminer l’opération, on emplit de sérum physiologique le ballonnet qui se trouve juste sous l’extrémité percée. Dans la vessie, le ballonnet obstrue l’orifice naturel et évite que la sonde ne s’échappe. La verge sondée devient alors véritablement obscène, elle n’est plus qu’une masse molle dont les eaux usées se déposent sous le lit, bien en évidence, dans une poche en plastique graduée.

Tout ceci, l’aide-soignante le sait. Ce matin, Yves le lui a expliqué. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’il arrive qu’une sonde ne tienne pas, soit parce que le ballonnet n’est pas assez gonflé, soit parce que l’injection de sérum physiologique l’a fait éclater. Les fuites donnent alors l’alerte et on en repose une autre, mais il n’est pas rare que les comateux plus tout à fait comateux arrachent leur sonde mal fixée. Dans le cas qui nous occupe, nous avons affaire à une sonde défectueuse, qui a fui petit à petit ; à un comateux qui émerge de temps à autre et ressent une vive brûlure au bout de la verge. Il n’y a pas vingt minutes, Abel a tiré sur le tuyau de caoutchouc et s’est libéré de cette intrusion douloureuse.

Par chance, le sondage d’avant-hier ne l’a pas blessé, et ce soir le ballonnet était complètement dégonflé. Il n’a pratiquement rien senti, pas plus au retour qu’à l’aller. A présent, il dort paisiblement. Et devant la splendide érection qui soulevait le drap, nous sommes en mesure d’affirmer qu’il est en train de rêver.

* * * * *

La lumière revient. Les silhouettes se lèvent, endossent leurs imperméables. Arrivés tôt, Françoise et Yves s’étaient placés au milieu du septième rang. Ils laissent les autres spectateurs quitter leurs sièges. Ils ne disent rien. A la fin du film - lorsque l’infirmière revient dans la chambre de Johnny, à nouveau plongée dans l’obscurité, lorsqu’elle prend une pince et obture le tuyau de trachéotomie qui lui permet de respirer, lorsque la voix intérieure de Johnny s’élève pour la remercier -, Françoise a pris la main de son compagnon et l’a serrée. Yves en a été si surpris qu’il n’a plus regardé que cette main, blanche dans les reflets du noir et blanc. A présent, comme les rangs se vident devant eux, il entend Françoise reprendre sa respiration. Elle le regarde et, réalisant qu’elle lui tient la main, hoche la tête de gauche à droite d’un air perdu.
- Pardon, j’étais tellement...

Elle retire sa main, mais Yves la retient. Il la regarde. Ses yeux se posent sur la bouche de la jeune femme, les lèvres closes retenant les mots indicibles. Il laisse la main s’échapper.
Dehors, sur le trottoir luisant, il lui prend le bras. Ils marchent sans se regarder, les yeux tournés vers le sol. Arrivés à la voiture, il déverrouille d’abord la portière du passager, l’ouvre devant elle. Lorsqu’il s’installe au volant elle dit :
- Je comprends pourquoi tu m’as dit que tous les médecins devraient le voir...

Yves ne répond pas. Il voudrait parler, lui dire tant de choses qui n’ont rien à voir avec le film. Il est troublé, et un peu en colère. On ne montre pas à la femme qu’on désire un film qui la bouleverse. C’est déloyal. Ça brouille les cartes. On ne sait plus d’où vient l’émotion. Il aurait dû l’emmener voir le Woody Allen, à la place. Honteux de penser en termes stratégiques, il secoue la tête et lui dit doucement :
- Veux-tu que nous allions boire une tisane au Moustique, ou au Caf’Cave, enfin dans un endroit tranquille ?...
- Je crois que je préfère rentrer...
Sans un mot, Yves met la voiture en marche.

Il gare la voiture au fond du box. Il éteint ses phares, ouvre la portière pour allumer le plafonnier. Se retournant vers le siège arrière, il farfouille sur le sol, saisit une longue et lourde torche au corps d’acier.
- Indispensable lorsque les minuteries de parking souterrain sont en panne, dit-il sur un ton de jovialité forcée.
Dans le sous-sol obscur, il la laisse passer et braque la torche devant elle. Il est l’ouvreuse d’un immense cinéma, qui conduit la spectatrice vers sa place mais ne verra pas le film.

- C’est drôle, on ne s’est jamais rencontré dans l’ascenseur, dit Françoise en appuyant sur le bouton du 7ème.
- Pas si étrange que ça... Je n’ai pas les mêmes horaires que toi. Et ça ne fait pas si longtemps que j’ai emménagé ici. Six, sept mois. Depuis que je suis interne en réa.
- Où vivais-tu, auparavant ?
- Au foyer Jean Mermoz. Tu connais ?
- Non. Où est-ce ?
- A cinq cents mètres d’ici. Un clapier à étudiants. Un lit, une table, une chaise, une armoire, un lavabo, deux cabines de douche par étages, dix chambres. Un tableau noir dans chaque chambre. A l’origine, c’était le foyer des instituteurs célibataires. Ça faisait six ans que j’y étais. C’était pas cher... Mais en comparaison, ici c’est l’Eden.
- On habite dans le même immeuble, et on a travaillé ensemble six mois, sans le savoir...

L’ascenseur ralentit, la porte s’ouvre. Françoise sort sur le palier, se retourne. Yves est resté à l’intérieur, encombré par la torche à présent inutile.
- Est-ce que tu aimes le tilleul-menthe ? demande-t-elle.
Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, les portes se referment brutalement. Yves enfonce toutes les touches en même temps, mais l’ascenseur ne veut rien savoir et le reconduit au sous-sol. La porte s’ouvre. Un couple fatigué sursaute en le voyant là, sa torche-matraque à la main.
- Héhé, fait Yves, je monte aussi...

L’homme le regarde en fronçant les sourcils, pousse le bouton du 3ème. Yves appuie plusieurs fois sur celui du 7ème, sourit bêtement, se cache les mains derrière le dos, cogne la paroi avec sa torche. Une fois le couple sorti, il trouve très long le trajet entre le 3ème et le 7ème étage. Il fait sombre sur le palier. Il a beau appuyer sur la veilleuse, rien ne se passe ; la minuterie doit être en panne. Il allume sa torche, l’éteint, se sent ridicule. Il n’a pas besoin de lumière, c’est comme s’il rentrait chez lui.

Tout à l’heure, sa montre s’était arrêtée. Il était encore sous la douche quand Françoise est venue le retrouver. Il a ouvert en peignoir de bain et en grommelant après le fâcheux qui venait le déranger à cette heure-ci. Elle a ri en entrant, il a d’abord cru que c’était sa tenue. Elle a expliqué qu’elle habitait dans l’appartement homologue, deux étages plus haut. En s’habillant à la va-vite, il s’est dit que c’était le début des ratages, s’il ne parvenait même pas à monter jusque chez elle, ça commençait mal.

Il avance dans le noir. Il trouve à tâtons le couloir de droite. Un rai de lumière : la troisième porte est entrebâillée. Son coeur se met à battre plus vite. Elle l’attend. Il frappe doucement.
- Entre !
De la porte, il la voit, debout dans la minuscule cuisine de l’appartement. Il y a une casserole sur le feu, elle a posé deux tisanières sur un plateau. Elle lui sourit.
- Cet ascenseur se ferme vraiment très vite... J’ai mis des mois avant de m’y faire... Si tu veux poser ton imperméable, il y a un portemanteau juste à côté.

Yves se débarrasse. Françoise verse l’eau dans les tasses. Yves désigne le plateau. Françoise lui fait oui de la tête. Il porte le plateau jusqu’au séjour, le pose sur la table basse, entourée par trois fauteuils voltaire et un petit banc de bois. Le sol est recouvert d’un immense tapis d’aspect artisanal. Yves n’ose pas s’asseoir, ni retourner dans la cuisine. Il se plante devant la fenêtre, soulève le rideau. Juste en face, une silhouette de femme se tient debout à sa fenêtre.
- Veux-tu du sucre ? demande Françoise.
- Euh, oui, s’il te plaît. Deux. Merci.

Il s’assied dans un des fauteuils. Françoise lui tend une tasse, s’installe sur le petit banc, jette un regard à la fenêtre, se relève.
- Excuse-moi.
Elle traverse la pièce, ouvre la porte-fenêtre et déplie les volets. Au moment où elle va les refermer, Yves la voit marquer une pause presque imperceptible.

P.S.

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