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"Les Cahiers Marcoeur", 40e épisode
LA CHEMISE BLEUE : Abel

6 septembre 2004

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LA CHEMISE BLEUE : ABEL

Dimanche dans le service. Le patron se repose dans sa maison de campagne. Le chef de clinique, parti pour la capitale, assiste à un symposium dont il livrera le compte-rendu la semaine prochaine, lors de la réunion interservices pluridisciplinaire, avant publication dans Tourmens Médical (texte français résumé en anglais) - sous la signature du patron. L’interne en titre a pris son week-end de liberté et laissé des instructions à un interne de garde. Deux infirmières sur trois sont de repos. Les aides-soignantes, idem. Les étudiantes consacrent leur journée à réviser, les étudiants à faire de la planche à voile. La surveillante reçoit ses enfants à déjeuner. Les malades, eux, continuent plus ou moins leur plongée ou leur rééducation. On leur rend visite ou on les laisse seuls. Ça dépend des cas.

Aujourd’hui, Judith n’ira pas voir Abel. Elle a trop souffert, ces derniers jours. Souffert de se trouver devant un végétal, une silhouette inconnue qui ne lui rappelle en rien l’homme avec qui elle a vécu, l’homme qui se couchait sur elle et la fouillait de son sexe, l’homme qui lui parlait et lui apportait son petit déjeuner au lit, l’homme qui l’emmenait au cinéma et lui demandait de lui rappeler les choses qu’il avait oubliées, l’homme qu’elle a aimé. Elle n’a pas non plus le courage d’emmener Luciane voir son père. Pourtant, Luciane le lui réclame. Mais Judith argue de l’interdiction d’accès à la rotonde pour justifier son refus. Dimanche, elles resteront dans l’appartement. D’ailleurs, après trois longs jours d’incertitude, le docteur Szax - quelle troublante homonymie... - a suggéré qu’Abel ne se réveillerait sûrement pas ce jour-là. Comme si on ne pouvait pas sortir du coma un dimanche.

Devant l’arrivée de six accidentés de la route - un carambolage nocturne causé par l’alcool, le brouillard, la vitesse et l’imprudence de jeunes gens qui venaient de fêter le permis de conduire tout neuf d’un de leurs camarades - et en raison du manque de place en chirurgie, la rotonde a reçu de nouveaux patients. Abel ne méritait pas encore de rester sans surveillance constante mais, comme c’est souvent le cas dans les grands hôpitaux de ce pays, yapa toujours de place pour tout le monde et yapa assez de personnel pour s’en occuper. L’interne de garde a donc décidé de transférer au rez-de-chaussée, en chambres de convalescence, ceux pour qui la présence quasi-constante d’une infirmière n’est plus indispensable.

En ce qui concerne Abel, l’infirmière de jour n’était pas d’accord pour l’éjecter. Les chambres du rez-de-chaussée ne sont pas équipées pour lui. Mais l’interne de garde, fraîchement promu, n’a rien voulu savoir. Dans le service, le dimanche, le patron c’est l’interne. On ne discute pas. Même si on n’est pas d’accord.

* * * * *

Antoinette entre et, après avoir posé son seau, elle s’essuie le front. Il fait chaud, trop chaud. Elle soupire. La chambre 129 est au fond du service, dans un recoin. Elle n’aime pas aller y faire le ménage. Les patients qu’on y couche ne sont en général pas causants, et celui-ci n’échappe pas à la règle, le pauvre. Et mondieu qu’il est maigre, on dirait qu’il n’a pas mangé depuis six mois. Elle trempe sa serpillière dans le seau à moitié plein d’une eau grise et froide, l’essore vaguement puis l’étale au son d’un grand flac sur le sol avant d’humidifier hâtivement le carrelage clair. En passant sous le lit, le balai accroche la potence mobile portant la bouteille de perfusion, qui bascule sur le lit. Antoinette rattrape le tout in extremis.

Affolée, elle tente d’ajuster le débit du liquide qui coule follement dans la tubulure. Le patient s’agite, remue son bras et sa jambe valides, Antoinette se dit qu’elle va appeler, elle a dû provoquer une catastrophe, mais le flux de la bouteille se ralentit, le patient se calme, la bouteille cesse d’osciller. Pendant un long moment, Antoinette surveille avec inquiétude le lit, la bouteille, le malade, puis hoche la tête. Ça ira bien comme ça. Ce matin, l’infirmière de jour était très contrariée de n’avoir pu échanger son dimanche avec une de ses collègues, pour un repas de famille, le mariage d’une cousine. Elle n’a pas trop envie de lui demander quoi que ce soit.

Cette chambre est carrée, obscure, silencieuse. Elle est trop petite pour contenir plus d’un lit. A l’origine, il s’agissait d’un réduit destiné à servir de vestiaires aux membres du personnel. La crise de l’espace a imposé de le recycler. Deux coups de pinceau, un rideau sur le vasistas, et voici une chambre tout à fait acceptable. A ceci près qu’il a fallu démonter le lit pour l’installer à l’intérieur, car la porte est trop étroite. Pour faire entrer ou sortir le malade, lorsque celui-ci n’a pas toutes ses jambes, on le place sur un brancard à main pour le transborder jusqu’au brancard roulant, dans le couloir. Quand Schwartz (1,90m ; 102 kilos) est de service, il s’en charge, ça va plus vite. Les médecins interdisent formellement qu’on prenne les malades à bras-le-corps, mais on le fait en leur absence, bien sûr.

Le haut plafond n’a pas été repeint en même temps que les murs. Pas le temps. Il est toujours gris ciment. Une ampoule nue pend au bout d’un fil. La lumière du jour se glisse par le vasistas, la traverse et, par effet de prisme, se transforme en un rayon polychrome qui vient frapper la rétine de l’homme couché juste dessous. C’est ce dérisoire arc-en-ciel sur béton qui accueille Abel à sa sortie du coma.

* * * * *

Abel remue. Ses yeux sont lourds. Il rêvait. Il avait eu un accident. Il était enfermé dans sa voiture, pliée en huit. Il avait à peine la place de respirer. Malgré l’accident, le klaxon continuait à fonctionner. Il entendait des bruits métalliques, sans doute les sauveteurs penchés sur la voiture. Il voulait leur dire qu’il était là. Il se mettait à klaxonner. Régulièrement. Au rythme des battements de son coeur. Il se disait qu’ils comprendraient. Seul un coeur peut faire bip bip bip bip bip bip comme ça. Il klaxonnait longtemps, ça faisait mal à la main de klaxonner comme ça. On retournait la voiture, il se retrouvait la tête en bas. Ils devaient chercher la serrure, pour ouvrir la porte. Une barre d’acier lui pénétrait l’anus. Ah ! les salauds, ils pourraient faire attention en essayant d’ouvrir... Le klaxon continuait à fonctionner sans qu’il appuie. La voiture était retournée régulièrement. Il dormait. Il se réveillait. Ça klaxonnait toujours. Il dormait à nouveau. Ce rêve revenait souvent.

Il se réveille. Plus de klaxon. Plus de parois autour de lui. Il sait qu’il ne rêve plus. Il sent qu’il est vivant. Il essaie de se souvenir. Il ne se souvient pas. Il tourne la tête. Il est dans une pièce inconnue. Son corps est lourd et courbatu. Une vive douleur habite son coude droit. Il essaie de le bouger mais ne peut pas. Une terrible angoisse l’étreint. Il crie : « Non ! » et son cri résonne, déformé, métallique, sur le plafond de béton. Sa bouche est pleine de pâte dentifrice, mais il peut se faire entendre. C’est déjà ça. Il numérote ses abatis. Pied gauche, présent. Jambe gauche, présente. Bras, avant-bras, main gauches, présents. Ça le fait rire. C’est plus que... il ne se rappelle pas. Il sait que c’est drôle, en un sens. Mais il ne se rappelle pas pourquoi.

Il soulève la main gauche, se touche le visage. Il n’est pas rasé. Son bras droit est douloureux mais il ne parvient pas à le remuer. La jambe droite ? Présente. Lourde, sensible, mais présente. Bon, alors ce bras. Il est bien là, mais il est attaché. Oui, le poignet est fixé par un bracelet de cuir. Ça fait mal à la saignée du coude. Il tend l’autre main dans cette direction. Ça fait une bosse, il sent un tuyau qui sort. Il est perfusé. Il est à l’hôpital. Depuis quand ? Il faut prévenir Judith, Luciane. Il faut qu’il leur dise. La pâte dentifrice colle et ses mâchoires ne bougent plus. Il ne sent pas sa langue. Il veut parler mais ça ne vient pas. Pas bien. Il essaie.
- Woon. Wooooooon. Wonwonwonwonwon...

Pas terrible. Si seulement il pouvait se lever. Mais avec le bras attaché, pas moyen. Le défaire. Le bracelet de cuir résiste. Enlever le tube, d’abord. Le pansement. Tirer dessus. Ça fait mal mais ça va partir. Tirer dessus. Tirer dessus pour se libérer. Crier, en même temps. On finira bien par l’entendre.
- Wonwonwonwonwon !!!

Quelques heures plus tard, Ginette Viernet, infirmière d’après-midi, découvrira que dans la chambre du fond, le cathéter a sauté de la veine où sa collègue du matin l’avait difficilement introduit, que le pansement est imbibé de sang et que le contenu de la bouteille s’est répandu sur le sol. Elle se mettra à jurer de manière très vulgaire, d’abord parce que la chambre est isolée et loin des oreilles chastes, ensuite parce que c’est encore du boulot en plus, enfin parce qu’elle n’éprouve aucun plaisir à trouer la peau de cet homme qui geint dès qu’on le touche. Elle parviendra, après quatre essais infructueux, à poser une minuscule aiguille épicrânienne, du genre qu’on utilise d’habitude pour les bébés, sur le dos de la main droite.

Pour éviter que ça ne se reproduise, et parce qu’il « a drôlement gigoté pour avoir ainsi arraché sa perf », elle demandera aux aides-soignantes de nuit de lui attacher les deux mains. Sur le cahier de transmissions, elle écrira : Ch. 129 : Monsieur S. s’est dépiqué en fin d’après-midi. Inondation !!! Lui ai remis une épi à l’autre bras. Attaché. Vérifier que ça tient, il est agité. Le soir, en l’entendant grogner sans arrêt - c’est toujours comme ça avec les hémiplégiques, on dirait qu’ils n’acceptent pas bien d’être paralysés d’un côté et incapables d’aligner deux mots -, l’infirmière de nuit lui fera un sédatif, pour qu’il laisse tout le monde tranquille.

* * * * *

Yves frappe. Françoise lui ouvre. Il entre, les bras chargés.
- J’ai acheté du pain de campagne. Tu aimes ça ?
- Beaucoup. Et ça, qu’est-ce que c’est ? Un gâteau ?
- Une tarte. Au citron.
- Ça alors ! Ne sais-tu pas que je fais très bien la tarte au citron ?
- Eh ! non, comment le saurais-je ? tu ne m’as jamais donné l’occasion de goûter !
Il pose son chargement sur la table de la cuisine.
- Tu es sûre que tu veux m’inviter à déjeuner ?
- Pourquoi, je ne devrais pas ? Je n’ai rien de mieux à faire aujourd’hui, ironise-t-elle. Et puis, je passe souvent mes dimanches seule, ça me change...

Yves s’appuie contre la porte de la cuisine et la regarde tourner une cuillère en bois dans une casserole.
- Tu as toujours vécu seule ?
- J’ai été mariée. Cinq ans. Tout le monde peut se tromper.
- Et personne n’est parfait ma bonne dame.
- Hélas ! mon bon monsieur. On est bien peu de chose. Mais au moins, si mon mariage n’a pas marché, je suis très contente de mon divorce, qui s’est passé dans de très bonnes conditions, ajoute-t-elle en appuyant sur chaque syllabe des trois derniers mots. Elle cesse de tourner le contenu de la casserole, éteint et la recouvre. Elle se tourne vers Yves.
- Tu m’as l’air chagrin. C’est la perspective de manger ma cuisine ?
- Non, je pense à deux de mes malades.
- C’est pas vrai, ces réanimateurs, ils ne quittent jamais leur boulot ! Pour une femme, c’est pire que d’épouser un marin...

- Ce ne sont pas des malades comme les autres...
- Pourquoi ? se radoucit Françoise en voyant son air grave.
- Eh bien... l’un d’eux, le premier que j’ai reçu, il était dans le coma, c’est lui que je voulais te faire voir, tu te rappelles ? Il a presque le même nom que moi, à une lettre près, et quand je le regarde dans son lit, je me dis que j’ai beau avoir dix ans de moins que lui, je serai peut-être dans le même état, un jour. Il n’avait aucune raison de faire une phlébite cérébrale, et pourtant bing ! ça lui tombe dessus... Quand à l’autre, c’est un type curieux, pas très bavard, très gentil. Il est arrivé dans le service parce que le patron le connaissait, mais en principe il n’aurait pas dû venir là, il n’avait pas vraiment besoin de réa, il tenait debout. Et en une nuit, il s’est aggravé brutalement, à présent il est dans le même état que l’autre.

C’est un type qui écrit, chaque fois que je suis entré le voir durant les trois premiers jours, il écrivait. Avant-hier, il m’a dit d’un air un peu triste qu’il aimerait bien avoir le temps de finir ce qu’il est en train de faire... Et je n’ai pas trop su quoi répondre... Mais excuse-moi, dit-il en se redressant. C’est dimanche, tu m’invites à manger, je ne suis plus au boulot, je verrai ça demain. Y’a que les salauds qui se croient indispensable au point de penser qu’ils manquent à leurs malades quand ils ne sont pas auprès d’eux.

Françoise sourit et pose la main sur la joue d’Yves.
- Alors, si monsieur l’interne veut bien passer à table...
Et, comme elle le regarde, Yves a envie de la prendre, de la serrer contre lui, et de ne plus la lâcher.

* * * * *

« Allô ! Pourrais-je parler à Monsieur Torricelli. Ah, bonjour monsieur, pardonnez-moi de vous déranger un dimanche, c’est Judith Sa- Judith Lebrun... Je vais bien, je vous remercie, et vous, comment allez-vous ? Oui, ça fait longtemps, c’est vrai... Elle va bien, elle aussi... Neuf ans... Oui, toujours au même endroit. Je... je vous appelais parce que je voulais vous dire... C’est difficile... Abel est à l’hôpital... Depuis mercredi... Je ne sais pas exactement, on m’a dit que c’est un oedème du cerveau, il est dans le coma...

L’interne - c’est très troublant, son nom est Szax, s-z-a-x, mais il le prononce comme Abel prononçait le sien, j’ai beaucoup de mal à l’appeler pour lui demander des nouvelles, en dehors de ça il ne lui ressemble pas du tout... enfin, l’interne m’a dit qu’il ne savait pas s’il va récupérer complètement, si le cerveau est lésé, ils ne savent pas bien encore... Oui, il a eu un scanner mais évidemment, ça ne dit pas tout... Oui, je sais, on croit que ce sont des examens qui donnent toutes les réponses et ça n’est pas vrai... Mais je vous appelle... Pardonnez-moi, vous êtes sûr que je ne vous dérange pas ?...

Vous êtes gentil... Je voulais vous parler, vous demander conseil, je ne sais pas bien quoi faire... Je suis... Je suis dans l’appartement d’Abel aujourd’hui, avec Luciane. Elle devait passer la fin de la semaine avec son père. Comme il était à l’hôpital, je voulais qu’elle vienne ici tout de même pour - comment dire - pour que l’appartement ne soit pas vide alors je lui ai demandé si elle voulait et comme elle était d’accord, je suis venue avec elle. Je ne sais pas très bien pourquoi je lui ai proposé ça... Mais je ne sais pas non plus très bien pourquoi je suis partie, il est encore tellement présent, il s’occupe beaucoup de Luciane... Il est resté dans l’appartement où nous habitions...

L’autre jour quand je suis venue chercher le chat et prendre quelques affaires, ce qui m’a frappée c’est qu’il n’a presque rien changé... J’étais partie sans rien, sans meubles, je ne voulais rien garder, et je suis allée vivre dans une petite maison qu’on m’avait prêtée et que j’ai reprise ensuite... Ce qui m’a frappée, c’est que tout est encore en place comme il y a dix ans, il n’a rien mis dans les tiroirs où je rangeais mes affaires, il n’a rien mis dans la penderie de mon côté, il vit dans un appartement à moitié inoccupé, une moitié d’appartement, au début il achetait même les jouets en double, pour qu’elle ait les mêmes ici et là-bas...

Mais ce n’est pas de ça que je voulais parler, ah je ne sais pas comment expliquer, j’ai été indiscrète et malsaine, j’avais besoin d’en parler à quelqu’un, et j’ai réfléchi, il n’y avait que vous à qui je puisse le dire... Voilà, quand je suis venue lui chercher ses affaires, j’ai pris un cahier, son cahier en cours. Vous savez, il écrit toujours, il écrit sur des cahiers, il en a des dizaines maintenant. Depuis la première, quand il était votre élève, il en a écrit beaucoup... Oui, je me rappelle qu’il vous en avait offert un, et bien plus tard, il m’en a offert un à moi aussi, mais je crois que c’est tout, il n’a jamais montré ce qu’il écrivait à d’autres, il n’a jamais essayé de publier quoi que ce soit, il n’a jamais écrit autrement qu’au jour le jour...

L’autre jour, j’ai pris son cahier pour le lui rapporter à l’hôpital et le soir, je me suis dit tu es gourde, que pourrait-il en faire, en ce moment ? il est dans le coma - oh, si vous voyiez, comme il est maigre... il est à moitié paralysé, je n’ai pas eu le courage d’aller à son chevet, je l’ai vu sur un écran de télévision je n’arrivais pas à y croire, je ne comprends pas... quand j’ai eu ce cahier en main, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder dedans, à moi, il me montrait tout, vous savez, il me faisait toujours lire ce qu’il écrivait, il laissait son cahier sur la table quand il était fini et je le lisais.

C’est moi qui le rangeais près des autres, il ne s’en occupait plus, en tout cas il ne les relisait jamais, et la seule chose que je n’avais pas le droit de faire c’était ouvrir un cahier en cours, mais il comptait sur moi pour l’emporter quand nous partions quelque part... L’autre soir, je l’ai ouvert. Il est aux deux-tiers plein et j’en ai lu une grande partie. Dedans, il décrit une femme qui habite dans l’immeuble juste en face, sa fenêtre est à la hauteur de la baie vitrée, il la regarde, il imagine sa vie, ses activités, il ne parle que d’elle tout au long du cahier... Quand je suis venue ici hier soir, j’ai regardé les cahiers précédents, ils sont toujours rangés l’un à côté de l’autre, les cahiers neufs après les cahiers remplis, il y en a trois étagères comme ça, ils sont serrés, serrés, quand on en retire un on a juste la place d’en mettre un autre... ils sont tous pareils.

J’ai sorti le précédent, celui d’avant, et celui d’avant encore, ils étaient tous consacrés à cette femme, à cette silhouette qu’il voit par sa fenêtre et qu’il n’a jamais rencontrée, c’est effrayant, ça fait trois ans qu’il n’écrit que ça, ce qu’il voit, ce qu’il ressent, ce qu’il imagine à propos de cette femme. Ça m’a fait peur, vous savez, comme lorsque... mais non, ça vous ne pouvez pas le savoir, quand nous vivions ensemble, je lui reprochais de ne pas parler, de ne faire qu’écrire... sauf... lorsqu’il faisait l’amour, oui, là j’avais l’impression qu’il me disait quelque chose. Quand il voulait me dire quelque chose de grave, il me laissait son cahier sur la table, parfois au pied du lit pour que je le trouve en me levant.

Un jour, il m’a laissé le cahier, je l’ai lu, je... je ne peux pas vous dire ce qu’il contenait, je le lui ai jeté à la figure j’ai fait mes valises et je suis partie, je n’en pouvais plus. Après ça, après ce qu’il m’avait dit, ce qu’il avait écrit, non je n’en pouvais plus... Quinze jours après j’ai su que j’étais enceinte... mon dieu ! je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, je vous ai appelé parce que je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas si je dois en parler... oui, des cahiers... eh bien, à cette femme.

Est-ce que je dois aller la voir, lui dire qu’il la regarde, qu’il l’observe, qu’elle l’obsède... ou en parler au médecin, lui dire qu’il n’allait pas bien déjà avant de faire son accident, je me demande maintenant si ça n’est pas ça, si ça n’est pas cette obsession qui l’a rendu malade, ou alors s’il n’est pas malade depuis longtemps, il ne s’en rendait peut-être pas compte cette obsession, c’est peut-être le seul signe, rendez-vous compte du temps qu’il a dû passer assis là à écrire devant sa fenêtre, il y a des dizaines et des dizaines de pages écrites la nuit... Je ne sais vraiment pas ce que je dois faire, ni d’ailleurs si je dois faire quelque chose...

C’est pour ça que je vous ai appelé, vous le connaissez bien, vous l’avez connu tout jeune, vous savez ce qu’il est, ce qu’il était et je me disais que peut-être... Oui... Oui... Bien sûr... Non, je ne crois pas... Oui, vous avez raison... Je suis désolée, c’était un peu ridicule de ma part de vous appeler mais j’avais tellement besoin d’en parler à quelqu’un... Mais je ne vais pas vous déranger plus longtemps... Non, non, ne vous en faites pas tout ira bien, oui, je vous remercie nous avons tout ce qu’il faut... Oui, elle va bien, enfin aussi bien que possible compte tenu - évidemment. Bien sûr, je vous donnerai des nouvelles, merci, je vous en prie, merci à vous... Au revoir, monsieur. »

P.S.

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