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"Les Cahiers Marcoeur", 48e épisode

3 octobre 2004

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LA CHEMISE ROUGE (suite)

(F) - Intégrer :
- La fenêtre, les voitures

- Kernever : Il avait parié avec un copain de coucher avec toutes les filles.
« Même les moches ?
- Même les moches. C’est pas forcément plus facile. »

- Croisement avec D. Il se souvient de la fille qui a eu envie de lui, le soir où il s’est voué au Protocole.

* * * * *

(F) - Il sort le chat (lequel est-ce, déjà ?). Il verrouille sa porte. Il avale tous les comprimés de miguérine. Quand il sent la somnolence le gagner, il arrose le tout avec les deux bouteilles de scotch. Au bout de quelques minutes, il ne se souvient déjà plus de ce qu’il fait là. Au bout d’une demi-heure, il s’enfonce.

Dans son délire, il rêve un film publicitaire, aux couleurs très dures, très contrastées.
Une longue plage au coucher du soleil. Tout a fait à droite de l’écran, une femme tenant en laisse un doberman. Tout a fait à gauche, un homme tient lui aussi un doberman en laisse. Ils marchent lentement le long de la plage, se croisent. Très droits, très hautains tous les quatre. L’homme et la femme se regardent brièvement. Les dobermans retroussent leurs babines.

Une terrasse illuminée devant un hôtel luxueux. Deux décapotables rouges garées sur le parking. Dans chaque voiture, un doberman. Montée verticale de la caméra. Sur la terrasse, la femme et l’homme se font face, un verre de champagne à la main. L’homme incline la tête, la femme ferme les yeux en portant la coupe à ses lèvres. En bas, les deux Dobermans halètent.

Un long couloir dans l’hôtel. De l’ascenseur sortent la femme en long fourreau noir et l’homme en smoking blanc. Ils sourient, échangent quelques mots. La femme s’arrête devant une chambre, se retourne. L’homme lui prend la main, la porte à ses lèvres. L’un des dobermans passe d’une voiture à l’autre.

Clair-obscur dans la chambre : la lune n’éclaire que les draps du lit. Debout devant la fenêtre, les deux silhouettes s’embrassent fougueusement. Plan américain : il dénude ses épaules à elle. Contre-champ : elle glisse les mains sous sa chemise à lui. Il lui enlève sa petite culotte. Elle défait la ceinture de son pantalon. Dans la décapotable, les dobermans copulent violemment. L’homme saisit la femme par les épaules et la couche sur le lit. Le visage de la femme exprime un abandon total, ses lèvres s’entrouvrent, ses seins frémissent, etc...

Au moment où l’homme pose les mains sur ses cuisses, la femme se redresse prestement, l’attrape par la queue (gros plan de la main aux ongles vernis empoignant le sexe érigé) et dit (gros plan sur la bouche très rouge et très sensuelle) : « Dis donc ! mec, les préservatifs, c’est pas fait pour les chiens ! »

LE DOSSIER VERT, 21

La photo est un cliché noir et blanc à développement immédiat. Elle le représente en plan américain - de la racine des cheveux au cinquième bouton. Il est de trois-quart face, porte un blouson de cuir, un pull ras de cou, une chemise claire sans cravate - une pointe de col dehors, une pointe dedans. Au pull est accroché un stylo dont on ne voit que le clip. Sur l’épaule du blouson passe la bandoulière d’un sac. Il est coiffé avec la raie au milieu, ses cheveux sont attachés en catogan sur la nuque. Une courte barbe obscurcit ses traits. De grandes lunettes rondes renvoient l’éclair de flash qui l’a surpris : on ne voit pas ses yeux.

Son visage, nimbé par la fumée d’un cigarillo, est légèrement penché vers la gauche. Sa main gauche est suspendue en l’air - trois doigts pliés, index et majeur tendus en V - comme s’il venait de placer le cigarillo entre ses lèvres. L’annulaire gauche porte une épaisse chevalière sertie d’une pierre sombre, comme on en voit aux étudiants américains. Au premier plan, la main droite, paume tendue vers l’objectif, intime au photographe l’ordre de ne pas appuyer sur le déclencheur. Pouce, index et majeur sont tachés d’encre.

LES MICRO-CASSETTES, 6

(Clic)
(Voix de Laetitia Desorme) : Avant de commencer, mettons-nous bien d’accord ! Je vais jouer la carte de la sincérité absolue, pour vous permettre de saisir toutes les facettes de Raphaël, mais vous me montrerez la transcription de cet entretien, et nous reverrons ensemble les passages trop... personnels, n’est-ce pas ?

(Voix de Daniella Bonelli) : C’est entendu ! Pouvons-nous commencer ? Bien, nous sommes le lundi vingt-et-un février milléneufsanquatrévindouze, Madame Laetitia Desorme répond aux questions de Daniella Bonelli pour Litteratura del novecento.
(Bruit de pages que l’on tourne)

D.B. : Quand avez-vous rencontré Raphaël Marcoeur ?
L.D. : Oh ! mon Dieu, il y a bien longtemps, nous avons pratiquement tété la même nourrice. Sa mère ne pouvait pas s’occuper de lui : son mari était infirme, il avait eu un accident alors qu’elle était enceinte. Elle se sentait plus ou moins responsable et se consacrait à lui. Ce n’était pas une mauvaise mère, je ne pense pas. Raphaël l’adorait. Il l’admirait beaucoup d’avoir su faire un choix difficile. En fait, il m’a un jour avoué qu’il la soupçonnait d’avoir agi ainsi de peur de se montrer trop protectrice. Pour ma part, je crois que personne - pas même un fils - ne pouvait remplacer son mari dans le coeur de cette femme...

D.B. : Vous avez donc grandi ensemble ?
L.D. : Oui, et usé nos fonds de culottes sur les mêmes bancs d’école. Nous étions toujours ensemble, il y avait même un certain mimétisme entre nous, au point qu’on nous pensait frère et soeur. Il y a quelques temps j’ai retrouvé des photos de la classe de maternelle, nous sommes assis l’un contre l’autre et il y a entre ces deux visages d’enfant une ressemblance très frappante. Je ne saurais pas en expliquer l’origine.

D.B. : Quel genre d’enfant était-ce ?
L.D. : (Rire) A mes yeux ça n’était pas un enfant ! C’était mon petit ami, mon frère, mon amoureux ! que sais-je encore ? Il était taciturne, silencieux et je parlais souvent à sa place. Je lui servais d’interprète auprès des adultes. Il n’y a pas vraiment grand-chose à dire de cette époque sinon bien sûr que nous étions très souvent ensemble. Plus tard, nous avons beaucoup lu, chacun de son côté, nous nous racontions nos lectures, nous échangions les livres, parfois même il nous arrivait de lire à haute voix l’un pour l’autre. Il m’arrive de relire certains livres et d’entendre les phrases que Raphaël m’a lues : Hugo, Corneille, et plus tard Proust.

D.B. : Ecrivait-il déjà, à l’époque ?
L.D. : Oui, bien sûr. Je ne me rappelle pas l’époque où il n’écrivait pas. Au lycée, nous échangions des lettres le matin, et nous les gardions jusqu’au soir avant de les lire. C’était une correspondance à la manière de Madame de Sévigné, entre deux personnes qui se voient presque chaque jour mais ne peuvent pas se parler, se dire ce qu’elles ressentent en raison des contraintes quotidiennes. Cela dit, j’avais d’autres amis. Et il y avait d’autres jeunes filles autour de lui. A l’école primaire Raphaël était silencieux et timide, au Lycée il est devenu un bavard et un séducteur impénitent.

Ça ne s’est pas arrêté au Lycée, d’ailleurs : pendant les années où il vivait encore dans l’appartement, il ne cessait d’écrire que pour aller au cinéma - il a vu trois ou quatre films par semaine depuis l’âge de treize ans - ou pour séduire une femme. Pourtant, lorsqu’il faisait la cour à une femme, on pourrait dire qu’il écrivait encore. Tout ce qu’il disait aurait pu être transcrit. Il ne pouvait pas se résoudre à voir passer une femme qui lui plaise sans tenter de la séduire, mais il ne pouvait pas non plus s’abstenir d’écrire très longtemps. Il menait sa séduction comme il composait ses textes.

Il lui est souvent arrivé de séduire des femmes au moyen de lettres bien tournées... et je ne crois pas que beaucoup y aient résisté ! Dans le volume VI, il est question d’une série de douze lettres retrouvées, toutes adressées à des femmes distinctes, qui réunies constituent le Traité des chères. L’ensemble se présente comme un manuel de séduction stratégique, il ne fait aucun doute que c’est ce qu’il avait en tête en commençant : chaque interlocutrice sert de caisse de résonance à l’une de ses variations. J’ai récupéré l’ensemble des lettres, et les destinataires m’ont apporté de précieux renseignements.

D.B. : Avait-il choisi le titre de ce... est-ce un Cahier ?
L.D. : Oui, on peut dire qu’il s’agit d’un Cahier. Quant au titre, il clôt la dernière lettre. Raphaël n’a pu s’empêcher de donner le fin mot de l’entreprise en conclusion. Il faut préciser que j’étais la dernière destinataire... Mais ici, nous parlons d’un Marcoeur assez tardif, j’ai sauté pas mal d’étapes ! ... Nous en étions à l’adolescence. Il n’aimait pas sortir. Il n’était heureux que lorsqu’il écrivait. J’allais le voir, il me faisait asseoir, disait : « Excuse-moi j’en ai pour une seconde » et reprenait son travail en oubliant que j’étais dans la pièce.

Très tôt, il m’a tout fait lire, même lorsque cela ne m’était pas destiné, enfin, probablement pas tout, mais une bonne partie. Et à quinze ou seize ans, il fallait que je justifie ma présence dans sa chambre. Amis d’enfance ou non, nous avions l’âge critique... Il pouvait rester assis là des heures à écrire ou lire sans lever la tête. Il tenait son journal, bien sûr, mais il écrivait des nouvelles, des poèmes, et aussi du théâtre, des scénarios de films, des textes radiophoniques - il écoutait beaucoup la radio et adorait les dramatiques.

D.B. : Gardez-vous le souvenir de ses textes de l’époque ?
L.D. : J’en ai gardé non seulement le souvenir, mais aussi le contenu, j’ai gardé tout ce qu’il m’a fait lire. Il me confiait aussi certains textes, qu’il ne tenait pas à laisser chez lui. A l’époque, ses rapports avec sa mère s’étaient un peu détériorés, son père venait de mourir et elle devenait d’une jalousie féroce et maladive à l’égard de Raphaël, jalousie d’autant plus intense qu’elle l’avait fait élever par quelqu’un d’autre. Lui s’en moquait un peu, je crois, mais il ne tenait pas à ce que sa mère lise certains textes délicats.

Enfin, c’est ce qu’il disait. Je crois, en fait, qu’il y avait deux catégories de textes, ceux qu’il voulait bien me faire lire et ceux qu’il ne donnait à personne. Dans la mesure où je repartais toujours de chez lui avec des enveloppes, des cahiers, des chemises pleines de feuilles, sa mère devait penser qu’il me donnait tout. Mais il écrivait énormément, sans arrêt, jour et nuit, et à l’époque, il ne jetait rien.

D.B. : Rien ?
L.D. : Rien ! Il disait que dans le plus petit embryon de texte, il pouvait y avoir le germe d’un grand livre, et que tout devait être conservé.

D.B. : Que pensiez-vous de lui, à l’époque ?
L.D. : Mmmhh... C’était le seul garçon de mon entourage qui écrivait, ça me fascinait terriblement ! J’étais très heureuse d’être sa lectrice, mais je trouvais normal qu’il m’ait choisie étant donné nos liens. J’avais la sensation d’assister à un phénomène invisible pour le commun des mortels : la naissance d’un écrivain. Je gardais donc tout ce qu’il me confiait, et je lui disais en riant que je ne le lui rendrais jamais. Il souriait et répondait : « Tant mieux, ce sera en sécurité. » Il ne savait pas à quel point il avait raison. Enfin, peut-être que si... Parfois, je me demande s’il ne voyait pas très loin.

D.B. : Vous parliez de camarades, tout à l’heure, vous en aviez beaucoup ? Quelle était leur attitude à son égard ? A l’égard du fait qu’il écrivait, par exemple ?
L.D. : Mais ils ne le savaient pas, pour la plupart ! Pour nos condisciples, et d’ailleurs aussi pour nos enseignants, il passait son temps à lire.

D.B. : N’était-ce pas vrai ?
L.D. : Si, bien sûr, il lisait beaucoup, mais il écrivait encore plus. Je ne me rappelle pas l’avoir vu apprendre une leçon ou faire un devoir, pourtant il le faisait. Ce n’était pas un élève brillant, il était - comment dire ? - moyen, mais ça lui permettait de passer dans la classe supérieure. Nos enseignants le qualifiaient d’"honnête"...

D.B. : "Honnête" ?
L.D. : Oui, je me souviens très bien avoir lu ça sur un bulletin trimestriel. "Travail honnête". Il n’y avait pas grand-chose à en dire. A leurs yeux, c’était un garçon un peu terne, pas très intelligent. Mais j’ai un jour découvert une chose fascinante : il prenait des notes des deux mains.

D.B. : Comment cela ?
L.D. : Eh bien, il notait ce que le professeur disait de la main droite, et il écrivait de la main gauche... Il était ambidextre, mais je n’ai jamais vu un ambidextre écrire deux textes simultanément. Raphaël le faisait. Tous les moyens étaient bons pour ne pas cesser d’écrire... C’est pour cela qu’il n’avait pas vraiment d’amis de son âge. Quand je voulais aller quelque part, danser, ou passer la soirée chez des copains, je le suppliais parfois de m’accompagner. Il finissait parfois par s’incliner, rarement de bonne grâce.

Un jour, il s’est montré tellement désagréable avec une de mes amies que je n’ai pas voulu le revoir pendant huit jours. Ça n’avait pas dû nous arriver depuis que nous nous connaissions, pas même pendant les vacances scolaires... Au bout de huit jours, je n’y tenais plus, je m’attendais à ce qu’il m’écrive pour me faire des excuses ou s’inquiéter de mon silence, mais c’est moi qui ai cédé, je suis allée le voir. Sa mère m’a ouvert, et m’a lancé : « Eh bien, Titia, avez-vous fait bon voyage ? » Pour expliquer mon absence, il lui avait raconté que j’étais partie en Angleterre avec le Lycée !

D.B. : Pourquoi ce mensonge ?
L.D. : Ce n’était pas un mensonge. C’était une manière de transposer la réalité. Je m’étais éloignée. J’étais devenue étrangère pour quelques temps. Nous ne parlions pas le même langage. Le glissement de sens se faisait très vite, dans l’esprit de Raphaël.

(Silence perplexe)

D.B. : Qu’avez-vous fait après le baccalauréat ?
L.D. : Je suis allée en khâgne à Paris et il est resté à Tourmens. La distance a peu à peu modifié nos liens et mon regard sur lui. Cette séparation a joué un rôle déterminant. Quand j’ai eu l’agrégation, j’ai eu très envie de le revoir - nous nous étions à peine entrevus un jour ou deux par-ci par-là depuis bientôt cinq ans - je suis allée à Tourmens. Il vivait à ce moment-là dans un foyer d’étudiants sinistre, non loin de la Faculté de Médecine. J’ai frappé longtemps. Il a fini par m’ouvrir.

Il m’a fait entrer sans dire un mot, il n’avait pas dû se raser ni se laver depuis huit jours, sa chambre était d’une saleté repoussante, il n’ouvrait plus les volets, les boîtes de conserve vides débordaient de la poubelle. Il n’allait plus en cours, ni à l’hôpital - dieu sait pourquoi il avait voulu faire médecine ! - et se consacrait à un texte décrivant la vie quotidienne de la femme de ménage chargée de son étage. Il la montrait nettoyant les chambres des étudiants qui vivaient dans les chambres adjacentes. Pendant la journée, quand elle laissait les portes ouvertes pour que le sol sèche, il en profitait pour se glisser dans les chambres en l’absence de ses condisciples.

Mais ce jour-là, il n’écrivait plus depuis plusieurs heures, il tournait en rond... C’est ce jour-là que ... Enfin, nous verrons à la relecture comment formuler cela, c’est ce jour-là que nous sommes devenus amants, dans une chambre très sombre, sur un lit défoncé couvert de papiers froissés. Je ne l’avais jamais vu caler sur un texte, auparavant, et je crois que ça n’est jamais arrivé depuis. C’est sans doute pour cela que nous avons... enfin, que c’est arrivé. Il n’a dit qu’une chose quand je suis entrée : « Tu tombes bien, j’ai besoin d’une femme. »

D.B. : C’était un peu... brutal !
L.D. : Vous savez, à l’époque, j’étais très amoureuse de lui, j’étais prête à tout ! Et puis, je n’étais plus une enfant, j’avais déjà eu plusieurs liaisons - rien de très durable, car je pensais toujours à lui. Aucun homme ne pouvait me le faire oublier, j’ai presque trois mille lettres de lui, dans mon esprit il m’appartenait et il était le seul à qui je pouvais appartenir. Quand il m’a ouvert, je me suis jetée dans ses bras... Je crois qu’il a été surpris par mon comportement. En fait, il m’a avoué plus tard qu’il avait eu peur en me voyant...

D.B. : Pourquoi donc ?
L.D. : Parce que j’étais la première femme qui venait jusqu’à lui... Lui aussi avait eu des liaisons, mais ça ne durait pas plus d’une nuit, Raphaël a des pratiques un peu spéciales : il écrit même en faisant l’amour... Je sais, c’est surprenant mais facile à expliquer. Si vous l’aviez rencontré, vous sauriez ce que je veux dire. A ses yeux, la parole est la source fondamentale de l’écriture : on peut écrire en parlant, l’outil d’écriture qu’est la parole s’inscrit sur la page blanche qu’est le tympan de l’auditeur... mais s’enregistre dans la mémoire de l’écrivain-orateur !

Il avait une mémoire auditive extraordinaire. Il se rappelait tout ce qu’il entendait ou disait à partir du moment où cela avait rapport avec son travail en cours. J’ai découvert ça... à l’usage ! Les premières nuits que nous avons passées ensemble, je l’ai entendu me dire des choses merveilleuses pendant que... enfin, vous me comprenez ! et je l’ai vu ensuite se relever pour les transcrire !

D.B. : Qu’est devenu le texte qu’il était en train d’écrire ?
L.D. : Il me l’a fait lire et l’a terminé par la suite. C’est La chambre. Il l’a tapé avec sa première machine à écrire, c’est moi qui la lui ai offerte. C’est le seul texte que j’aie lu en cours de travail... En dehors du manuscrit, bien sûr... Voyez-vous, Raphaël écrivait par strates, par jets successifs. S’il n’en finissait pas d’écrire c’est parce que ses récits, ses trames évènementielles, se mettaient en place au fil de l’écriture : il construisait en écrivant. D’habitude, quand un texte lui résistait, il en commençait un autre, puis revenait au précédent, parfois pour le reprendre, parfois pour l’intégrer au nouveau texte.

Je ne l’ai jamais vu abandonner un texte sans le finir, ou plutôt sans en finir avec lui, sans l’épuiser. Ce jour-là, il ne parvenait ni à abandonner, ni à reprendre, ni à se reporter sur autre chose. L’après-midi qui a suivi mon arrivée, il m’a parlé pendant plusieurs heures. Quand la nuit est tombée, un orage a éclaté et a provoqué une longue panne de courant. Il a continué à parler dans le noir... Les jours suivants, j’ai trouvé un appartement à Tourmens, et nous y avons emménagé. Je n’ai pas eu de mal à me faire nommer dans un lycée. Il a abandonné médecine et n’a plus fait qu’écrire, écrire, écrire.

D.B. : Que vouliez-vous dire par « Il construisait en écrivant » ?
L.D. : Exactement ça. Il ne faisait pas de plan. Ou plutôt, la trame du texte s’édifiait à mesure qu’il avançait dans la narration. Il avait quand même des points de repère, d’ancrage, qu’il reprenait, explorait, décortiquait, réécrivait d’une autre manière, auxquels il mêlait les évènements alentour. Ses explorations multiples finissaient par prendre, comme prend une mayonnaise.

D.B. : On a dit qu’il ne relisait jamais ses textes, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
L.D. : Il avait un gros problème. Dès qu’il se mettait à relire ce qu’il avait écrit, il s’endormait. Et cela, depuis l’enfance ! Il lui arrivait de me raconter des projets ou de me dire un récit et de le transcrire ensuite, mais s’il tentait de me lire à haute voix un de ses textes, il se mettait à bailler, ses yeux larmoyaient, c’était pathétique. Si moi j’essayais de le lui lire, il s’endormait dès la deuxième page. Il ne s’endormait qu’en se relisant, jamais en lisant autre chose. C’était d’autant plus frustrant qu’il lisait à haute voix avec beaucoup d’enthousiasme et de talent.

D.B. : Comment s’est passée votre vie commune ?
L.D. : Ma foi, sans histoire ! J’ai bientôt compris qu’il ne tenait pas à ce que je sois toujours sur son dos. Progressivement, je me suis mise à vivre ma vie, tandis que lui restait enfermé à écrire. Au bout de quelques mois, j’ai découvert qu’il sortait et écrivait dans les cafés, sur les bancs, à la Thèque, etc. Il écrivait véritablement sans arrêt. Même pendant les repas, après tout, il n’avait besoin que d’une main pour manger. Il n’écrivait bien sûr pas en dormant, mais dormait peu et par tranches courtes, comme les navigateurs solitaires, et transcrivait ses rêves, qui eux aussi nourrissaient son écriture... Un jour, je lui ai dit que finalement, s’il se mettait à rêver qu’il écrivait, il finirait par ne plus voir la différence...

D.B. : A-t-il réagi ?
L.D. : Oui... Il m’a jeté son regard mi-endormi, mi-narquois, il m’a fait une grimace à la Jerry Lewis - il adorait Jerry Lewis - et a dit : « Pourquoi ? Il y a une différence ? ». C’était tout lui, ce genre de réponse...
(Silence)
D.B. : Voulez-vous ? ...
(clic)

L.D. : Où en étions-nous ? Ah oui, à cette époque, il s’est mis à explorer systématiquement tous les supports d’écriture possibles. Au début, je pensais qu’il s’agissait d’une contrainte stupide, d’un pari, mais non. Quand je faisais de l’ironie devant un mur ou un plancher rédigés, il se mettait en colère, arguait que chaque objet susceptible de porter une trace écrite recelait un texte spécifique, et qu’il entendait le montrer. Il écrit d’ailleurs quelque part - je le cite de mémoire, mais je crois que c’était Chaque support potentiel attend son texte, et inversement.

Un jour, il a écrit sur le corps d’une femme qu’il avait rencontrée. Il s’était beaucoup ennuyé avec elle. Physiquement, elle était quelconque mais une fois rédigée, je dois reconnaître qu’elle avait quelque chose à dire. Au moins, elle a eu - dieu merci ! - l’intelligence de se faire photographier sous toutes les coutures. Le texte, reconstitué en trois dimensions, est conservé dans la section des holographies, à la Thèque de Tourmens. L’oeuvre est signée Bernard Gutyer, mais c’est un texte de Marcoeur...

D.B. : Avez-vous conservé beaucoup de textes de cette époque-là ?
L.D. : Presque tous. Tous ceux qu’il a apportés en emménageant avec moi, et tous ceux qu’il a écrits dans l’appartement - à l’exception des Cahiers Magnifiques, bien entendu...

D.B. : L’avez-vous jamais entendu parler de publier ?
L.D. : Eh bien... C’est une question qu’on m’a souvent posée, et chaque fois j’essaie de me rappeler une allusion, un regret, mais non ! Devant moi, du moins, il n’a jamais parlé de publier ses textes. J’aurais voulu qu’il le fasse, mais il haussait les épaules en disant qu’une seule lectrice les valait tous, qu’il ne voyait pas à quoi cela servirait. En revanche, je l’ai souvent entendu agonir ceux qui - de son point de vue - publiaient à tort et à travers. Je me rappelle l’avoir vu piquer de véritables crises de rage dans les librairies, parce qu’il voyait des ouvrages qui lui étaient chers, submergés - pour ne pas dire noyés - sous des flots de livres sans intérêt à ses yeux.

Mais en ce qui le concerne il n’en parlait jamais. Je pense qu’il était bien trop orgueilleux. Il n’écrivait pas pour être lu. Il disait que ça n’était pas son problème. Il écrivait pour aller jusqu’au bout de l’écriture. Il voulait montrer que l’écriture pouvait influer sur la vie, et bientôt il n’a plus vécu qu’écrivant. L’écriture a pris la place de sa vie.

D.B. : Cela n’a-t-il pas modifié vos relations ?
L.D. : Si, bien sûr. A mesure qu’il s’enfonçait plus avant dans son obsession, j’ai souffert d’être la seule à...

D.B. : ... à travailler ?
L.D. : Nnnon, ce n’est pas ça, j’étais heureuse qu’il puisse écrire, mais j’étais frustrée de le voir écrire sans jamais pouvoir en parler à qui que ce soit - il me l’interdisait presque ! - sans pouvoir en tirer la moindre fierté. Après tout, c’est un peu grâce à moi s’il est devenu ce qu’il est. Et les derniers temps de notre vie commune, je ne lisais plus ses textes, il ne me les donnait plus. A la fin, j’en ai eu assez. Un jour j’ai décidé de lui dire qu’il devait s’en aller, je ne voulais plus le voir assis à ses tables de bistrot, et le retrouver le soir dans l’appartement en ne sachant pas vraiment s’il était un écrivain ou seulement un parasite qui abusait de ma patience et de mon indulgence.

D.B. : Comment a-t-il réagi ?
L.D. : Il n’était plus là lorsque je suis rentrée. Il avait fait sa valise, emporté ses vêtements et trois ou quatre objets personnels - il en avait très peu, en dehors des stylos et des cahiers - et n’a jamais remis les pieds dans l’appartement. Il s’est passé plusieurs semaines avant que je ne découvre qu’il avait tout simplement loué un appartement au rez-de-chaussée. Il s’était donc mis à travailler, ne serait-ce que pour payer un loyer. Mais ça n’a pas ralenti son travail d’écriture.

D.B. : Qu’avait-il fait de ses textes ?
L.D. : Il m’avait tout laissé. Y compris celui qu’il avait écrit avant de partir, qui traite de notre rupture, évidemment. Il avait anticipé notre séparation, il avait décrit et raconté notre scène de rupture si intensément, si précisément qu’ensuite, et aujourd’hui encore, j’ai l’illusion de l’avoir réellement vécue. Je dois relire le texte pour m’assurer qu’il s’agit bien d’une fiction ! Comme si la réalité de notre rupture était plus forte dans ses phrases que dans ma mémoire. C’est effrayant...

D.B. : Dans ce texte, disait-il pourquoi il s’en allait ?
L.D. : Oui, mais je l’avais déjà compris. Il voulait être complètement nu pour écrire. N’avoir plus rien, surtout pas de compagne, même absente. Il voulait que sa vie réelle se réduise au strict minimum, et soit remplacée par les fictions qu’il produisait. Pour cela, son trajet dans la vie, dans la ville, dans la journée devait être répétitif, identique d’un jour à l’autre de manière à ce que rien ne vienne le distraire, de manière à ce que tout soit lisse et, en même temps, que tout soit possible...

D.B. : Vous êtes vous revus par la suite ?
L.D. : Oui, bien sûr. Je le trouvais parfois assis sur le pas de la porte, il finissait d’écrire sa page et me disait ce qu’il était en train de faire. Au bout de quelques mois, j’ai compris que ce qu’il faisait était inouï. Il avait peu à peu abandonné toutes les variations sur les supports, les stylos, etc. Il s’était attelé à une sorte d’immense roman-fleuve, qui brassait un nombre fabuleux de personnages, et construit selon un schéma terriblement complexe, mais de plus en plus clair à mesure qu’il avançait. Pendant plusieurs semaines, je l’ai vu tous les soirs ; il passait la nuit à me décrire son projet - et à prendre des notes dès qu’il avait résolu en parlant un problème sur lequel il achoppait dans l’écriture -, la troisième nuit j’ai décidé de l’enregistrer...

D.B. : Il vous y avait autorisée ?
L.D. : Je... ne le lui ai pas demandé. Je pensais qu’il ne voudrait pas... A présent, nous sommes tous très heureux de disposer de ces bandes. Elles permettent de comprendre mieux la structure du manuscrit C.H.E.K. Beaucoup d’articles du volume VI citent ces enregistrements... comme le magnétophone n’était pas dans la cham— dans la pièce où nous nous trouvions, de temps à autre je sortais pour changer les bobines... Il en profitait pour continuer à écrire, et j’avais parfois un peu de mal à lui faire reprendre le fil de ce qu’il m’avait raconté...

D.B. : Oui... Pouvez-vous nous dire en quoi consistait, ou consiste, ce manuscrit C.H.E.K. ?
L.D. : Au fond, c’est bien simple : c’est la vie d’un homme, de la naissance jusqu’à la mort. Dans ses moindres détails. Tout est décrit et formalisé, tout est objet de narration. Chaque élément qui fait un homme, qu’il s’agisse de son corps, de ses processus psychiques, des relations aux personnes qui l’entourent, de millions d’accidents de sa vie quotidienne, est décrit par le menu. Le plus impressionnant, c’est que tout se tient. Il voulait montrer que dans la vie d’un homme tout se tient.

Et pour atteindre son but, il fallait que ce livre s’écrive en parallèle à sa vie. Il s’est dit : « Je vais faire de cette vie née dans mon écriture, une écriture de ma vie ». D’un bout à l’autre... Ainsi, de même que les souvenirs attachés à un individu sont éparpillés dans la mémoire d’une multitude d’autres, il a décidé que cette fiction de sa vie appartiendrait à de multiples lecteurs. Chacun possèderait un fragment de son texte, il serait presque impossible de tout réunir, on pourrait tout juste percevoir la complexité des choses en s’y mettant à plusieurs.

C’est effrayant, mais il désirait que ce texte raconte tout, y compris sa mort, et pour cela, il lui fallait choisir la manière dont il allait mourir, sans la laisser au hasard - car le hasard ne lui laisserait pas le loisirdedécrire sa mort. Un jour, il se déciderait à mourir après avoir transcrit sa mort dans l’écriture... Tout cela, nousle savons parce qu’il me l’a expliqué, mais aussi parce qu’il l’a écrit...

(Long, très long silence au terme duquel Daniella Bonelli se racle la gorge et enchaîne :)

D.B. : Voulez-vous nous parler à présent de votre rencontre avec Jérôme Cinoche ?
L.D. : Oh, ce qu’il a fait est proprement merveilleux..

D.B. : Vous avez beaucoup collaboré à la conception des Cahiers Raphaël Marcoeur, je crois ?
L.D. : Oh, comme vous l’avez sans doute compris, c’était inévitable. Tout une période de l’écriture de Raphaël est en ma possession, donc...

D.B. : Vous avez beaucoup rencontré Jérôme Cinoche ces derniers mois...
L.D. : Oui, c’est un homme extrêmement attachant, parfois un peu... il est comme un enfant, en cela il me rappelle Raphaël, mais il est foncièrement bon et amical. Il s’est véritablement pris de passion pour les Cahiers, et lorsque il est venu me rendre visite, sa demande m’a profondément émue, d’autant plus que, somme toute, il a fait la connaissance de Marcoeur au moment où nous nous séparions... Nous nous sommes beaucoup vus, nous avons beaucoup... travaillé ensemble, ces derniers mois, et ce travail m’a... beaucoup apporté...

D.B. : Est-il vrai que ce projet l’a délivré de son incapacité à écrire ? Je crois que le premier volume des Cahiers Marcoeur, le volume IX, c’est ça ? qui sera publié prochainement contiendra le premier texte qu’il rédige depuis sa maladie ?

L.D. : Oui, nous ne nous sommes pas revus depuis la publication du volume VI, mais Jérôme... Cinoche devait s’isoler pour relire les contributions encore inédites et le matériau rassemblé pour publier les Cahiers, et il doit rédiger son essai à l’issue de cette relecture. C’est évidemment un moment très important car chacun d’entre nous attend ce texte, qui ne traitera pas seulement de Marcoeur, bien sûr, mais aussi de Cinoche lui-même, puisque sa lecture de Marcoeur le fait, aujourd’hui, renaître à l’écriture...

D.B. : Oui, à ce propos, pouvez-vous nous parler de sa maladie et de son...
L.D. : Excusez-moi, je suis un peu fatiguée... Je préfèrerais... On peut... peut-être s’arrêter là, vous voulez bien ?
D.B. : Si vous le vou-clik

P.S.

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