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Le droit de coucher dans la rue
Texte de la chronique d’ArteRadio.com

25 décembre 2004

Il y a quelques années maintenant, je faisais une chronique tous les jours à France Inter. Donc de temps en temps j’allais à Radio France. J’allais pas souvent à Radio France parce que je faisais ça souvent chez moi. Et un jour, en sortant de Radio France, je vois, sur le trottoir, devant Radio France... vous savez devant Radio France il y a des pelouses... et puis en contrebas, sur le trottoir, il y avait un homme allongé. Il était allongé par terre. Et les gens passaient autour de ce type qui était allongé par terre sans le regarder. Moi, je peux pas voir un type allongé par terre dans la rue sans m’arrêter.

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Alors je m’arrête, et puis je me penche vers lui. Evidemment, quand je me suis penché vers lui, je me suis rendu compte tout de suite que c’était probablement un clochard, enfin on dit plus clochard, maintenant, on dit SDF, et j’ai pensé à quelque chose que j’avais vu dans Libération il y 25 ou 30 ans, qui était un photographe qui s’était placé toujours au même endroit, en face d’un mur qui était aux Tuileries, je crois, et ce mur des Tuileries... il y avait toujours un clochard qui était assis devant ce mur, tout le temps.

Et à force d’être là devant le mur,- il s’en allait de temps en temps-, mais il avait laissé une trace sur le mur, c’est-à-dire qu’il y avait une sorte de tache sombre, une tache de graisse sur ce mur, qui marquait la place de ce type-là, qui un jour a disparu parce qu’il est mort, mais la tache était toujours là.
Et il avait publié comme ça trois photos, une photo avec très peu de choses sur le mur et le type à côté, une photo avec le type devant et puis une photo sans le type, mais avec la tache.

Et en me penchant vers mon clochard, mon SDF, qui était par terre, je me suis dit "mais attends, attends, là, qu’est-ce que je suis en train de faire, qu’est-ce que je vais lui dire, à ce type-là ? Et en fait pourquoi est-ce que j’étais en train de me pencher ? J’étais en train de me pencher parce que je me disais peut-être qu’il va pas bien, peut-être qu’il est en train de mourir, peut-être qu’il souffre..." Et je supportais pas l’idée de passer devant ce type-là en me disant "peut-être qu’il est en train de souffrir, peut-être qu’il va vraiment pas bien et qu’il aurait besoin qu’on s’occupe de lui".

Alors je me suis penché, je lui ai dis : "ça va ?". Je l’ai secoué un peu en lui disant :
 Ça va ?
 Ouais, ça va comme quand on couche par terre dans la rue parce qu’on a pas d’endroit où coucher.
 Ah bon. Mais ça va ? Vous allez bien, vous avez mal nulle part ?
 Non, j’ai pas besoin.
 Vous avez besoin de rien ?
 Non non non non, j’ai besoin de rien, j’ai besoin qu’on me foute la paix !

Bon. Donc je l’ai laissé puisqu’il me demandait de lui foutre la paix. Et je me suis dit "finalement, c’est vrai, c’est son droit à ce type-là, de coucher dans la rue et de vouloir qu’on lui foute la paix s’il est en train de coucher dans la rue."

C’est vrai que c’est autoritaire, quand même de dire après tout, quelqu’un devrait pas avoir le droit de coucher dans la rue, on devrait le mettre ailleurs. Mais on le mettrait où, si on le prenait ? Je veux dire, si on voit quelqu’un qui couche dans la rue, et qu’on se dit, "c’est insupportable", individuellement, on peut pas faire grand-chose, parce que qu’est-ce qu’on peut lui proposer, soi, tout seul ? On ne peut rien lui proposer.

On peut difficilement lui proposer de venir dormir chez nous, lui donner de l’argent, ça résout pas le problème, et en fait je me suis rendu compte que quand nous sommes comme ça, dans la rue, face à quelqu’un qui mendie, ou quelqu’un qui est allongé, qui couche, nous sommes aussi impuissant que lui, individuellement, parce que rien ne nous permet de lui prendre la main, de l’emmener avec nous, et de l’emmener vers quelque chose qui soit une solution pour lui.

C’est pas seulement par lâcheté ou par indifférence que les gens passent autour de ceux qui sont allongés par terre, c’est aussi par sentiment d’impuissance.

Alors qu’est-ce que je vais faire ? Ben, je vais continuer à me pencher sur ceux qui sont par terre, parce que s’ils m’envoient paître, tant pis, ce sera de toute manière moins dur que ce qu’ils vivent, et ce sera moins dur que de les laisser mourir.

P.S.

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