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Un médecin, ça vit !
par Tony Lambert, Généraliste

20 février 2005

Je travaille dans le Pas-de-Calais, au "coeur" du bassin minier, où la densité des médecins généralistes est une des plus faibles malgré un nombre absolu assez élevé...



En dehors du fait qu’il faut informer loyalement les patients sur les traitements prescrits ou proposés, et puisque les médecins ne semblent pas avoir bonne presse actuellement, j’aimerais rappeler, même si mon avis est infime, qu’un médecin, ça vit aussi.

Il est toujours éclairant de lire ou d’entendre dire qu’il faut être à l’écoute des patients et si possible de tous les patients quand comme moi, mais comme tant d’autres, il faut répondre à 50 à 60 coups de téléphone par jour (heureusement pas seul), il faut prestement effectuer, sous peine d’être de toute façon assailli le lendemain, 30 ou 40 voire plus (!!!!) consultations par jour (je ne crois pas un seul instant certains médecins que je respecte au demeurant et qui ont un auditorium acquis dans certains syndicats, lorsqu’ils disent qu’il leur est possible de refuser des patients et de travailler "cool"/"peinard" à 15 patients par jour, au nom de la qualité). [1]

Et je ne compte pas les visites de familles nombreuses, assez souvent très pauvres (la part des patients en CMU, de RMIstes, de parents isolés y est une des plus élevée de France avec la région de Maubeuge dans le Nord), visites malgré tout en règle générale justifées contrairement à ce qu l’on dit.

Comment écouter quand, alors qu’on gère ses patients et quelques patients des confrères du coin qui sont en repos bien mérité, on est amené à expliquer à une femme pour la nième fois qu’une contraception ça ne se discute pas sur le coin du bureau, et que "derrière", vos 10 visites dont 3 patients en soins à domicile lourds vous attendent avec "impatience" (et le mot est faible) ?

Récemment, 2 médecins du secteur sont morts "sur le carreau" à la quarantaine bedonnante. N’étant pas un ami, je ne préjuge pas de la cause exacte de leur décès mais j’ai l’intime conviction que leur métier n’y est pas pour rien.

Et je ne parle mêmes pas des infirmères libérales, de leur état de santé et de satisfaction. Je parle en connaissance de cause, développant (avec d’autres bien sûr) des soins palliatifs sur le secteur, je m’efforce de rencontrer les infirmières au domicile, et je me rends compte de la grande détresse de certaines d’entre elles.

Ce petit texte n’est pas destiné à m’opposer à Martin Winckler [2]. Cependant, il est utile aussi de dire à quel point un soignant peut mal soigner parce qu’en souffrance lui-même, débordé par la demande (qu’on ne peut pas toujours refuser, même si on le fait souvent, à regret), parfois culpabilisé par les discours médiatiques de leaders d’opinions qui, actuellement, ont une certaine tendance à se relayer au "Journal de la santé", le "femme actuelle" intello, émission abrutissante, pourtant initialement de grande qualité, mais évoluant vers la juxtaposition de conseils basiques que les gens ne vont même plus chercher chez leur généraliste et d’informations de haute voltige sur des maladies ultra-rares que le généraliste ahuri de base ne pourra pas faire siennes car travaillant à cette heure de la journée.

Mal soigner ne relève pas à mon sens uniquement, mais aussi bien entendu, que d’une mauvaise volonté de la part du médecin. Un médecin, ça vit ; c’est marqué par son histoire propre, ses croyances, sa foi, ses blessures, ses défauts (parfois grands).

Un médecin peut avoir plus envie parfois de prendre son enfant dans ses bras un instant (après ses 12h00 de travail ; ce n’est pas moi qui ledit, ça sort d’un document très sérieux, non sponsorisé, non syndicalisé, de la SFMG [3] ; et c’est vécu)que de se mettre à la page sur tous les domaines.

Alors, parfois, fatigué de lutter contre un courant majoritaire de notre société (vite, bien, sans bavure), le soignant (et je dis bien le soignant, pas seulement le médecin, je parle d’un soignant, pas d’un simili-soignant qui s’en donne l’air, non, non, quelq’un qui veut bien faire) finit par lacher le morceau et prescrire à tort la pilule chez une femme de 35 ans qui fume malgré le risque qu’il ne mesure plus (sachons tout de m^me qu’un nombre non négligeable femmes, ayant été ré-ré-réinformées sur le risque tabac/pilule, m’ont sorti que la prochaine fois, elle me diront qu’elles ne fument plus ! ; comme quoi, il y a autant d’imbéciles chez les patients que chez les médecins).

Ma position peut paraitre misérabiliste mais je n’exagère rien de mes descriptions ou de mon ressenti, m^me si bien sûr, je ne suis pas aussi sombre tous les jours ... ;). Il faut, en tant que soignant, aider, soutenir, informer la personne malade, mais il me semble que l’on oublie souvent qu’il faut aussi aider les soignants, ils sont précieux et fragiles, eux-mêmes aussi malades parfois. Ce sont des fusibles, ils sont à fleur de peau, se sentant parfois lachés par leurs pairs, par les institutions, les syndicats, l’Ordre bien sûr, parfois par leurs patients qu’ils ont peur-être mal entendus mais pas au point de mériter qu’on s’acharne autant sur eux.

Tony Lambert, généraliste de conviction, médecin dit de famille et j’insiste. (Allez, gardons le moral...)

P.S.

Illustration : Before the shot ("Avant l’injection") par Norman Rockwell.


[1Note de MW : Il n’est pas impossible que ces médecins disent vrai, mais, sachant que la démographie médicale est actuellement en chute libre, dans un nombre croissant de régions (et pas seulement celle où exerce Tony Lambert), il n’est tout simplement pas pensable pour un généraliste scrupuleux de ne voir que quinze ou vingt patients par jour...

[2Je conseille la lecture de Nous sommes tous des patients aux patients de mon cabinet

[3Société Française de Médecine Générale




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