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Une lecture de "La Maladie de Sachs"
par Marc Lapprand et des étudiants de l’université de Victoria (Colombie Britannique)

9 avril 2005

Marc Lapprand enseigne la littérature française à l’université de Victoria (Colombie Britannique). Il m’a déjà fait l’amitié de m’inviter, l’an dernier, à rencontrer ses étudiants autour d’un colloque sur médecine et littérature. Cette année, il a mis La Maladie de Sachs à son programme. Voici le résumé de ce que ses étudiants et lui ont échangé. Je les remercie chaleureusement de le partager avec nous.

M. W.



NOTES DE COURS SUR LA MALADIE DE SACHS (avril 2005)
par Marc Lapprand
Université de Victoria (Colombie-Britannique, Canada).
FREN462C. Thème : Le roman français de la seconde moitié du 20e siècle.

Ayant pour la première fois au programme : La Maladie de Sachs, de Martin Winckler (P.O.L.,1998 ; « J’ai lu », 1999), j’aimerais ici relater brièvement cette expérience d’enseignement en évoquant la réception particulière que ce livre a suscitée dans ma classe de 35 étudiants de 4e année.

Jamais un roman n’avait tant touché que celui-ci. Pourquoi ?

TECHNIQUES NARRATIVES :

Le roman accorde presque toute l’énonciation aux patients, aux voisins, aux collègues, à la secrétaire et à la mère de Bruno Sachs, le médecin de Play, bref son entourage au complet. Mais ce cercle se referme peu à peu, notamment à partir du moment où il tombe amoureux de Pauline Kasser, qu’il a rencontrée en pratiquant sur elle une IVG. Le fait qu’elle soit rédactrice n’est pas un hasard : « Rédactrice. C’est un beau métier... » (p. 146), lui rétorque le docteur, en surprenant son interlocutrice un tant soit peu.

Prodiguer des soins, c’est savoir écouter ses patients, tenter de comprendre leur problème sans que leur résolution passe systématiquement par de longues prescriptions. Soigner, c’est surtout atténuer leur souffrance, guérir leur affliction, leur rendre éventuellement la mort plus humaine.

Bruno Sachs est souvent en proie à de violentes colères contre le potentat exercé indûment par (certains de) ses maîtres, et aussi l’injustice visible de gens abusant de leur pouvoir : le cas le plus emblématique est peut-être celui d’Annie que la mère étouffe littéralement à force de vouloir tout contrôler dans sa vie (« Le secret [version dure] », pp. 485-502).

Le livre s’articule autour de deux axes : le premier concerne les rapports que tente d’établir le médecin entre son activité médicale et l’écriture, le second illustre l’opposition entre le savoir médical, qui relève du docteur, et la pratique médicale, qui fait intervenir le soignant.

Cette dernière question se fait plus vive vers la fin du livre, et culmine dans le court passage intitulé « Nous sommes tous des médecins nazis ! » (pp. 549-552). Médecin / soignant. Bruno Sachs se place résolument du côté des soignants, au point de se surmener. Il ne commencera à songer à lui-même (son apparence, ses goûts, ses préférences, ses loisirs) que lorsque Pauline se rapprochera de lui en l’invitant à se dévoiler à elle.

NARRATIONS CONCENTRIQUES :

Les narrations forment autant de miroirs dans lesquels le docteur Sachs se reflète sans jamais vraiment se voir. Le « tu », c’est Sachs, et chaque narrateur est identifié en tête de chapitre. Ce dispositif ingénieux met le lecteur dans la psychologie de chaque personnage ayant affaire à Bruno Sachs. Le lecteur a même une place privilégiée puisqu’il est dans le roman, en train de lire ce livre, dans tous les chapitres intitulés « Dans la salle d’attente ».

Mais le cercle de ces narrations se referme. Petit à petit, le lecteur aura droit à des incursions dans les carnets du docteur Sachs, ses notes et ses pensées, et petit à petit se démasquera cette fameuse maladie que lui colle le titre du livre sans jamais la définir tout à fait.

La focalisation va se concentrer sur ce jeune médecin de campagne, solitaire et taciturne, uniquement préoccupé par sa fonction de soignant. C’est donc sa perspective à lui qui progressivement va prendre le dessus. C’est au moment où il commence à se découvrir des besoins propres (reconnaissance, affection, tendresse, amitié, amour) qu’il décide de se faire remplacer de manière régulière (par son ami le docteur Edmond Bouadjio).

Dès lors, il reconnaît plusieurs symptômes de sa « maladie » : s’occuper des autres constamment au point de se négliger, et consacrer toutes ses forces vives aux soins de santé de tout le monde en s’oubliant. Ces narrations qui entourent le docteur Sachs en l’emprisonnant dans sa propre névrose, je les appellerai provisoirement des « narrations concentriques ».

LA _______________ SSION :

Lors d’une discussion [téléphonique] avec son ami Diego, celui-ci lui demande quel est le « pire piège », dans le métier de médecin (p. 249). Or un bruit de pas dans l’escalier couvre la première partie du mot que prononce Bruno Sachs : la __________ssion.

Contrairement à ce qu’on pourrait logiquement croire, le terme ellipsé n’est pas « la compassion », mais plutôt « la transgression » : Bruno Sachs se rend compte mieux que personne qu’il vient de se laisser aller à ce qu’un médecin ne devrait jamais faire : lier une relation intime avec un(e) patient(e).

Car il est devenu amoureux d’une de ses patientes, à son corps défendant évidemment. Dans mon cours, cette hypothèse a été judicieusement avancée par un auditeur libre, médecin à la retraite. Hypothèse confirmée par Martin Winckler lui-même.

RÉCEPTION DU ROMAN :

Jamais dans ma carrière de prof un roman n’a suscité autant de réactions spontanées dans lesquelles transparaissent chez les étudiants le sentiment réel de se sentir personnellement impliqué par un ouvrage étudié en cours.

Par exemple, des lectrices se reconnaissent en partie dans au moins une des patientes, ou peuvent établir des rapprochements avec des personnes connues, des lecteurs ont des témoignages à offrir qui ressemblent étrangement à des situations décrites dans le livre.

Non seulement le livre a lancé des débats animés sur la pratique médicale en général et un certain idéal de la médecine en particulier, il a de plus rapidement dépassé les murs de la classe : certains étudiants disent le lire à leurs amis (anglophones) en le traduisant au fur et à mesure, d’autres proclament que tous les étudiants de médecine devraient le lire.

La plupart avouent n’avoir jamais été touché à ce point par un roman au programme d’un cours de littérature française. En lisant, on rit, on pleure, on s’interroge, on s’en parle, on y croit, mais surtout, on veut le faire partager. Ce livre nous met face à la maladie, les soins, le traitement, la mort.

Ce livre insiste sur l’importance de l’écoute du médecin. Même si on n’est pas malade, il arrive qu’on souffre. Personne n’est resté indifférent à ce roman car tout le monde fréquente un ou plusieurs médecins, et peut comparer ce qui se passe dans le livre à sa propre expérience. Des témoignages ont surgi sans qu’on les sollicite, parfois de nature très personnelle.

S’il existe d’un côté les médecins et de l’autre les soignants (au risque de faire une caricature), ne peut-on pas étendre cette distinction au domaine de l’éducation ? D’un côté les professeurs, chercheurs et doctes de la faculté, et de l’autre les enseignants, en situation d’échange avec leurs étudiants en leur servant de guide et d’oreille bienveillante.

En présentant ce livre à ma classe, je me suis totalement senti en position d’enseignant. La pratique de mon métier en a été d’autant plus stimulante et gratifiante. Rarement au cours de mes quelque vingt années d’enseignement je n’ai ressenti un tel plaisir à travailler un texte avec mes étudiants. C’est cette expérience, modeste et chaleureuse, que je voulais partager avec vous. Si vous êtes enseignant(e) vous-même, je vous le recommande fortement, vous n’allez pas vous ennuyer !

Marc Lapprand et sa classe entière
lapprand@uvic.ca

P.S.

Le site du Département de Français de l’université de Victoria

La Maladie de Sachs, jusqu’ici disponible chez "J’ai Lu", est réédité dans la collection Folio (Gallimard) depuis juin 2005.

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