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Le vétérinaire et le lien social en France
par Artagnan Zilber

22 octobre 2003

L’erreur commune consiste à restreindre le domaine du soin aux professionnels qui s’occupent des humains. Rien n’est plus faux. Les vétérinaires aussi sont des soignants. Et en prenant soin des animaux, ils s’occupent aussi beaucoup de leurs propriétaires. Et comme tous les soignants, ils dérouillent ! Artagnan Zilber, vétérinaire, nous a envoyé ce texte pour nous en convaincre.
MW



C’est à l’ordre du jour : la perte du lien social en France est telle qu’il suffit qu’il fasse chaud pour refroidir dix mille personnes. Et l’on découvre subitement que la majorité de ces personnes, âgées ou handicapées en majorité, n’avaient plus aucun lien avec le reste de la population, à tel point que trois semaines après leur mort, personne ne s’en préoccupe encore. Pire : dans certains cas, les parents retrouvés ne veulent pas prendre en charge la dépouille.

En avril, bien avant cette canicule, le premier ministre a chargé madame Christine Boutin d’une mission sur l’isolement en France. L’association Vétos-Entraide a contacté la députée pour obtenir une audition. Lors de notre entretien, madame Boutin nous a avoué qu’elle n’aurait jamais pensé elle-même que cette profession puisse être concernée par le sujet. Et elle l’est pourtant, et son implication comporte plusieurs facettes.

D’abord quelques mots sur l’image du vétérinaire en France. Est-ce exagéré de prétendre qu’elle n’a que très peu évolué depuis trente ans ? probablement pas. Le vétérinaire rural, en effet, bien loin de la fièvre aphteuse et de la BSE, des conséquences de la PAC et de la ruine des éleveurs, reste dans l’imaginaire populaire ce type costaud en bottes impeccables et en chemise à carreaux qui boit le café avec l’éleveur souriant (l’éleveuse parfois, il ne faut pas rigoler avec la féminisation) après un vélage sympathique dans la paille fraîche alors que le soleil resplendit sur la campagne environnante et que la rosée scintille sur les pâturages verdoyants.

Le vétérinaire canin, lui, est sensé consulter quotidiennement chimpanzés, panthères et boas constrictors qu’ il opère dans sa salle de chirurgie avec scialytique et flux laminaire. Naturellement, la perspective qu’il puisse exister des vétérinaires non libéraux est majoritairement inconnue du grand public. Chantilly sur ce gâteau indigeste, les revenus du vétérinaire : ils seraient faramineux et, à l’image de ce film des années quatre-vingt, le principal ennemi du vétérinaire ne serait pas une bactérie ou un virus mais l’inspecteur du fisc.
Un reportage par-ci par-là vient bien, de temps à autre, tenter de rétablir une parcelle de vérité mais qui regarde France cinq à 11h20 ou Arte à 22h30 ?

L’intervention du vétérinaire dans la perte du lien social doit être comprise dans deux sens opposés : les praticiens sont des acteurs contribuant à limiter cette perte. Ils sont simultanément aussi les victimes de cette évolution. Dans les deux cas, il faut distinguer la situation en zone rurale de celle en zone urbaine.

En temps normal, à la campagne, le vétérinaire reste parfois l’un des rares contacts des paysans avec le reste du monde. Comme le médecin, il entre dans l’intimité du foyer mais la relation est différente. Il a plus affaire à l’homme qu’à la femme, il reste souvent plus longtemps et, alors que le médecin dispose d’une science en principe étrangère à l’éleveur, le vétérinaire partage avec lui certaines connaissances sur les bêtes. De ce fait, il peut faire preuve d’une certaine empathie et contribuer à encourager l’éleveur dans le maintien de son outil de travail.

Conscient des difficultés financières de son client, le vétérinaire accepte souvent une certaine souplesse dans le règlement des créances. Par ailleurs, ses honoraires, peu valorisés depuis vingt ans, ne sont pas le reflet du temps passé ni de la compétence engagée. Enfin, dans beaucoup de cas, le vétérinaire rural est effectivement disponible 24 heures sur 24, ne serait-ce que par obligation vis-à-vis du code de déontologie (obligation de continuité des soins) et par impossibilité de se faire remplacer ou assister.

En zone urbaine, l’importance du vétérinaire est directement corrélée au statut réel de l’animal de compagnie, sujet qui pourrait à lui seul faire l’objet d’une thèse. Au fur et à mesure que le lien social s’estompe, que la communication diminue, l’animal de compagnie acquiert un statut " humain ", prenant la place ici des enfants partis de la maison, là de l’époux décédé. Les incidents de santé prennent alors une importance parfois démesurée. La mort, inéluctable dans un délai de quinze ans en moyenne, après avoir créé une source d’angoisse, implique un deuil souvent difficile, d’autant qu’il se réfère parfois à l’être disparu que l’animal " remplaçait ".

A cette lumière, le vétérinaire, en dehors des soins qu’il apporte, prend une importance psychologique particulière. Il contribue à maintenir ce lien affectif tout au long de la vie de l’animal et accompagne la douleur lors de sa disparition. L’image d’Epinal du " chien-chien à sa mèmère " en prend un sacré coup dans l’aile...

Par extension, les maîtres en viennent souvent à confier au vétérinaire leurs difficultés financières, leurs problèmes affectifs, leurs maladies et, d’une façon générale, leurs douleurs de la vie. L’aspect médical de la profession, l’intimité du cabinet de consultation et surtout l’implication du vétérinaire dans la vie privée du maître (ne soigne-t-il pas son " enfant " ?) amènent les propriétaires d’animaux à partager leurs souffrances avec le praticien. Ce dernier, lorsqu’il arrive à faire preuve d’empathie, participe activement à la sublimation de ces souffrances. Parfois, le praticien se trouve confronté à des situations sociales graves (maltraitances, dépressions, tentatives de suicides...).

Evidemment, le vétérinaire n’est pas formé pour cela et, que ce soit en milieu rural ou en exercice urbain, il ne sort par toujours indemne de ce rôle de psychothérapeute improvisé. Parfois il l’assume, parfois non. Dans le premier cas, parfois, il en est capable, non par une formation particulière mais simplement par une tendance spontanée à l’écoute et un intérêt réel pour cet aspect de la profession, parfois non. Lorsqu’il n’assume pas ce rôle, que ce soit par volonté ou par incapacité, le contact avec la clientèle devient une charge supplémentaire qui vient s’ajouter à celles déjà nombreuses qui font du vétérinaire un candidat potentiel au " burn-out ", notion psychiatrique bien connue, notamment dans les milieux médicaux et chez les enseignants ou les cadres : l’effet combiné des sources d’anxiété et de l’excès de travail produit l’explosion d’une soupape.

Le vétérinaire est donc aussi une victime de la perte du lien social. Si l’on aborde globalement la situation du praticien libéral, que voit-on ? c’est une femme ou un homme qui a souvent un idéal professionnel. Cet idéal n’est pas loin des images décrites plus haut. Le futur vétérinaire entreprend des études difficiles, favorisant l’individualisme, la compétition, l’isolement. Un peu plus tard apparaît l’omniscience supposée : non seulement le vétérinaire est à la fois un généraliste et un multispécialiste puisqu’il " touche à tout " (radiologie, biologie clinique, échographie, chirurgie, urgences, hospitalisation, endoscopie, cardiologie...) mais la confrontation à l’erreur ne fait pas partie de sa formation. Le jeune vétérinaire arrive rapidement dans la vie active : sa thèse passée, donc en pratique à partir de 25 ans, il est en mesure d’envisager de s’installer.

L’investissement financier initial est souvent important, soit en matériel en cas d’installation du fait de cette position de multispécialiste, soit en rachat de part d’association. Charge financière, quantité de travail excessive, parfois obligation d’effectuer des gardes de nuit ou de jours fériés, manque de reconnaissance (notamment par l’Etat en rurale lors de la gestion des crises sanitaires), exigence accrue de moyens et de résultats en clinique canine, refus des soins par impératif économique en rurale, isolement, individualisme et manque d’interlocuteurs à qui se confier : voici ce qui pèse sur celle ou celui qui devra de plus " absorber " les soucis de ses clients et assurer sa formation permanente, souvent bien loin de l’idéal recherché initialement.

Ajoutons-y cette particularité de pouvoir donner la mort sans y avoir été réellement préparé (du moins si l’on tient compte de la mutation animal / humain évoquée plus haut) et de détenir les " outils " nécessaires à cela : le vétérinaire, et lui seul, entretient avec la notion et la pratique de l’euthanasie une relation extrêmement particulière qui mériterait à elle seule un long développement. Ainsi, pour peu que le caractère du praticien le porte à l’anxiété, voire qu’il ait des antécédents de dépression ou d’état suicidaire, la situation professionnelle devient une menace pour l’équilibre psychique.

On conçoit ainsi sans doute mieux l’intérêt et le rôle d’une association comme Vétos-Entraide. Il s’agit, au sein de la profession vétérinaire, de recréer un lien, d’écouter, de réconforter, de conseiller, d’orienter. Ultérieurement, les difficultés inhérentes à l’exercice de la profession vétérinaire ne trouveront de solutions que dans l’aménagement des modes d’exercice, l’adaptation du code de déontologie et la prise en compte lors des études des particularités de l’exercice libéral.

L’association vétos-entraide a été créée en 2002 par trois praticiens vétérinaires sur la base d’une double constatation : le surmenage, la dépression, le suicide touchent régulièrement les vétérinaires, praticiens et étudiants, et il n’existait jusqu’à présent aucune structure propre à notre profession susceptible d’écouter et orienter ceux qui en exprimaient le besoin.

A l’heure actuelle, l’association dispose d’un site internet : www.vetos-entraide.com et d’une liste de discussion par mails. Vétos-Entraide est ouverte aux vétérinaires, aux étudiants vétérinaires et aux auxiliaires spécialisés vétérinaires ainsi qu’à leurs conjoints, familles ou proches relations.

Nous travaillons en liaison avec les différentes structures professionnelles (syndicats, Ordre, associations professionnelles) et avec les écoles vétérinaires. Notre but essentiel, à défaut de systématiquement trouver des solutions, est de fournir une écoute attentive afin qu’aucun praticien ne reste dans un isolement total alors qu’il a besoin d’aide. Parmi les projets à court terme figurent la création d’une ligne téléphonique à la disposition des vétérinaires et des ASV, la créations de groupes de paroles et le développement de l’aide psychologique dans les écoles vétérinaires.

Artagnan Zilber




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