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La Loi du Plus Fort
L’Esprit d’Escalier de Mona Chollet, ép.2

14 janvier 2006

En ce moment, j’ai l’impression de voir partout des gens qui ont l’air de beaucoup tenir à faire leur propre malheur. Le dernier exemple qui me vient à l’esprit, c’est celui des salariés de Perrier.



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Vous avez forcément entendu parler des salariés de Perrier. A la radio, ils ont trouvé un super gimmick pour annoncer les reportages sur leurs démêlés avec leur patron. Ils commencent par claironner dans le poste : « Perrier, c’est fou ! » Ensuite, ça s’entend tellement qu’ils sont trop fiers de leur bonne blague, qu’on fait à peine attention à ce qu’ils racontent - et sans doute qu’eux-mêmes s’en foutent un peu, d’ailleurs.

Bref, pour résumer : Perrier est la propriété du groupe Nestlé, et Nestlé est en train de se tâter pour savoir s’il n’aurait pas envie de le vendre. En attendant, il a bricolé un petit plan de départ en préretraites, que le syndicat ultramajoritaire, la CGT, a refusé. Comme la situation était bloquée, il y a eu une réunion à la préfecture de Nîmes, puisque l’usine est près de Nîmes, et on est arrivé à un accord : si la CGT levait son veto, ce qui permettait que le plan s’applique, en échange, la direction renonçait à ses projets de vente.

Donc, la CGT accepte, elle lève son veto ; mais, surprise : la direction décide tout d’un coup que, eh bien non, finalement, ça ne lui suffit pas. Elle ne veut pas seulement que le syndicat lève son opposition, elle veut qu’il signe l’accord qu’il conteste, même si, dans les faits, ça ne change strictement rien. Bien sûr, la CGT refuse. Et là, déchaînement des journalistes qui couvrent les négociations : quand même, les syndicats, ils exagèrent, ils sont jusqu’au-boutistes...

Apparemment, si la direction avait demandé que les salariés lèchent par terre, ou qu’ils marchent sur les mains, ou qu’ils fassent la danse des canards, et qu’ils avaient refusé, on considérerait encore que les syndicats « exagèrent » et qu’ils sont « jusqu’au-boutistes ». Il ne vient à l’idée de personne que c’est peut-être la direction, dans cette affaire, qui ne respecte pas ses engagements, qui exagère et qui est jusqu’au-boutiste.

On peut faire un parallèle avec une autre affaire récente, même si elle est beaucoup plus dramatique : celle des deux inspecteurs du travail abattus par un paysan chez qui ils allaient effectuer un contrôle, en Dordogne, début septembre. Il faut vraiment chercher les ennuis pour avoir l’idée de débarquer comme ça sur une exploitation, de venir déranger un brave type dans son fief, tout ça sous le prétexte futile de contrôler la situation des salariés saisonniers - d’accord : un quart des saisonniers travaillent en moyenne 56 heures par semaine, 18% n’ont aucun contrat de travail, mais ils devraient déjà s’estimer heureux de travailler, non ?...

D’ailleurs, Hervé Gaymard, le ministre de l’agriculture, s’en est bien rendu compte. Dans les heures qui ont suivi le double meurtre, il a publié un communiqué dans lequel il commençait par dire, je cite : « Confronté à des difficultés extrêmes, le monde agricole et rural réunit des acteurs divers, qui partagent un même amour de leur métier. » C’est beau, non ? On dirait du Jean-Pierre Pernaut. Et c’est seulement après qu’il ajoutait : « Je voudrais enfin dire ma solidarité à tous ceux qui exercent des difficiles et nécessaires activités de contrôle dans le domaine de l’agriculture. »

C’est quand même fort, un communiqué ministériel sur un meurtre qui commence par faire l’éloge du meurtrier... Surtout venant d’un gouvernement qui nous a tellement bassinés avec le fait que lui, il était du côté des victimes, contrairement à la gauche toujours prête à trouver des excuses aux criminels... C’est un peu comme si un policier avait été tué en banlieue, et que le gouvernement commençait par dire du meurtrier : « Ce pauvre homme était confronté à des difficultés extrêmes, il subissait des contrôles d’identité dix fois par jour, il était à bout... »

Plus tard, d’ailleurs, tous les communiqués ministériels faisaient référence au « décès » des deux inspecteurs du travail : comme s’ils n’avaient pas été abattus, l’un à bout portant dans le ventre, l’autre dans le dos alors qu’elle essayait de s’enfuir, mais qu’ils avaient glissé dans l’escalier.

Et finalement, c’est ça, le message : il faut être inconscient, déraisonnable ou « jusqu’au-boutiste », pour oser s’opposer à la loi du plus fort. Et si on ose le faire quand même, on est lâché de tous les côtés, et on est responsable de ce qui nous arrive. Avec ce genre de réflexe fataliste et servile, avec cette résignation pavlovienne, je ne vais pas gaspiller ma salive à vous décrire la société qu’on se prépare : on y est déjà.

P.S.

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