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Changer de sexe
par Alexandra Augst-Merelle & Stéphanie Nicot

11 octobre 2006

"Changer de sexe - Identités transsexuelles" est un livre écrit par deux "Trans" (comme elles se désignent elles-mêmes). Ce n’est pas du tout une autobiographie, mais un livre engagé, politique : un état des lieux de la manière dont, en France, on traite un groupe particulier de la population comme s’il s’agissait de pestiféré(e)s. Les deux auteures m’ont demandé de le préfacer. Je l’ai fait avec enthousiasme, car leur livre est non seulement courageux, mais passionnant, et pulvérise toutes les idées reçues que vous pouvez avoir sur le trans-sexualisme.




Tout à fait mon genre !!!

En Octobre 2005, sur l’invitation d’un enseignant de littérature française, je me trouvais à Colby University, à Waterville (Maine). Parmi d’autres rencontres passionnantes, mon hôte m’avait convié à l’atelier d’écriture d’une de ses collègues. Il m’expliqua que Jennifer Boylan, elle-même écrivain, enseignait à Colby depuis fort longtemps. À la cafétéria de l’université, nous avons été rejoints par une femme de quarante-cinq ans, grande, blonde, pleine d’assurance et d’humour, avec qui nous avons déjeuné. La conversation porta sur la littérature, l’enseignement, la médecine. À plusieurs reprises, alors que je soulignais les différences culturelles - en particulier en matière de tolérance à l’autre - entre la France et les Etats-Unis, Jennifer Boylan sourit en hochant la tête.

La rencontre avec les étudiants - ils étaient une douzaine - fut passionnante et je pus juger du respect et de la complicité qui existait entre eux et leur enseignante. J’avais très envie de continuer ensuite la conversation entamée pendant le repas, mais Jennifer Boylan dut nous quitter : elle partait en voyage et devait préparer ses valises. Tandis qu’elle s’éloignait, mon hôte me fit des excuses. Je lui demandai pourquoi. Il avoua m’avoir caché une information importante concernant sa collègue. « Auparavant, elle publiait sous le nom de James Boylan. Elle a changé de sexe en 2001. »

Il hésita puis poursuivit : « Je n’étais pas sûr de la manière dont vous alliez réagir, voilà pourquoi je ne vous l’ai pas dit. » Il dut être surpris de l’expression qui s’affichait sur mon visage (je souriais) car il me demanda : « Vous ne vous êtes douté de rien ? Vous n’êtes pas... choqué ? » J’ai répondu : « Non. Mais ce que vous me dites ne m’étonne pas et ne change en rien ce que j’ai ressenti à son contact. À mes yeux, c’est une femme. » Quelques minutes plus tard, à la librairie de l’Université, je demandai She’s Not There, récit passionnant et remarquablement écrit dans lequel Jennifer Boylan retrace sa transition difficile, mais assumée et réussie. La libraire me répondit, avec un sourire : « Nous venons juste de recevoir l’édition de poche ! Quel livre merveilleux ! » Tous les ouvrages de l’auteure étaient en rayon.

Si je n’ai pas été très surpris, rétrospectivement, par le naturel avec lequel les étudiants et la libraire m’ont parlé de Jennifer Boylan (la tolérance à l’autre est très grande dans les pays anglo-saxons), je me suis demandé pourquoi mon hôte avait hésité à m’en parler. J’ai cru comprendre qu’il redoutait ma réaction parce qu’il me connaissait peu....

Je lui ai répondu que j’étais médecin, et que je suivais régulièrement deux patientes Transgenre. Il ajouta : « Oui, mais vous voyez, ici, chacun admet que ce qu’une personne fait de sa vie ne regarde qu’elle, alors qu’en France... »
« En France... ? »
Ce que recouvrent les trois points de suspension, le livre de Stéphanie et Alexandra va vous l’apprendre.

Ce n’est pas un récit - c’est un état des lieux. Il montre avec une grande acuité qu’en France, plus encore que dans d’autres pays, la transidentité est une question politique. L’enjeu central de la transidentité est en effet rien moins que la liberté d’être soi-même. Or, en France, cette liberté n’est pas respectée.

Elle est soumise aux dogmes et préjugés absurdes des médecins - psychiatres et chirurgiens, en particulier - et aux décisions arbitraires de l’administration et de la justice. Car alors même que la loi (et la déclaration des droits de l’homme) énonce que tous les citoyens sont égaux, la réalité est tout autre. Se sentir autre que son sexe apparent est, en France, considéré comme une maladie mentale.

Le fait que les personnes transgenre soient productives, paient des impôts et votent pour élire les représentants du peuple semble sans valeur une fois qu’elles décident de faire leur transition. À défaut d’être considérées comme des délinquantes ou des criminelles, on les assimile à des aliénées et, ce faisant, on leur impose des violences et des harcèlements physiques et psychologiques indignes d’une nation qui se dit « éclairée ».

En lisant ce livre, moi qui croyais en savoir beaucoup sur la transidentité, je me suis rendu compte que j’en savais très peu - et d’abord, que la transidentité n’est pas une situation stéréotypée mais aussi diverse que les personnes qu’elle concerne.

L’une des premières qualités de ce livre est de nous montrer qu’il n’existe pas de normes (pas même à l’intérieur de la communauté Trans) mais seulement des individus. Démarche indispensable, il met en pièce, les uns après les autres, les mythes et idées reçues sur la transidentité : depuis la confusion entre travestis et trans, jusqu’à l’idée selon laquelle la chirurgie est un objectif indispensable, en passant par les traitements médicaux, les « expertises » judiciaires et la « souffrance obligée » dans laquelle toutes les Trans se démèneraient en permanence.

Comme le remarquent Alexandra et Stéphanie : « Est-ce être Trans qui fait souffrir, ou est-ce parce qu’on est Trans qu’on vous fait souffrir ? » La description précise des violences et humiliations qui sont imposées, sans rime ni raison, aux personnes transgenre - jusqu’à les faire vivre comme des sans papiers dans leur propre pays ! - nous montre que la question n’est pas superflue.

Ce livre est passionnant, surprenant et sain car il n’est jamais complaisant avec les premières intéressées. Formidablement documenté, tant sur le plan juridique que médical, il soulève les nombreuses incohérences d’une société qui semblent ne reconnaître que trois catégories de personnes : les hommes, les femmes et les « anormaux ».

Il souligne combien la transition (qui n’est pas, insistent les auteures, un « changement de sexe ») est une démarche délicate, longue, dont le but final n’est pas de produire un nouveau corps, mais de permettre à une même personne, de vivre dans la cité sous un autre prénom et dans un autre genre clairement assumé.

N’en déplaise à trop de médecins et de juges, les Trans existent et elles veulent vivre leur vie, librement, sans être humiliées. Leur transition est une affaire privée qui ne regarde pas l’Etat. Ce sont des citoyennes. Elles ne demandent ni pitié ni faveur, mais simplement, le respect dû à tout citoyen.

Et leur lutte n’est pas « communautaire » ou égoïste. Elle rappelle constamment l’inégalité inique, sournoise, permanente qui existe encore entre les deux sexes. Ce que ce livre nous montre, c’est qu’on ne peut pas, en France, choisir librement d’être femme.

Le chemin est encore long pour que, comme les Jennifer Boylan des Etats-Unis, d’Angleterre, de Hollande, du Canada, une personne puisse, en France après avoir assumé sa transition, retourner sur son lieu de travail et reprendre ses activités sans opprobre ni rejet de la part de ses collègues.

Le chemin est encore long. Dans ce livre, Stéphanie et Alexandra nous en montrent les ronces, les obstacles et les pièges. Elles nous montrent aussi que ces pièges ne sont ni insurmontables, ni même immuables, mais tiennent encore debout grâce à l’ignorance entretenue, aux préjugés imposés, aux silences complices - des institutions plus que des individus.

Enfin, ce livre formidable, destiné d’abord à ouvrir les yeux et l’esprit, incite aussi à réexaminer nos propres choix de vie.
Mais comment s’en étonner ? C’est un manifeste de liberté !

Martin Winckler
Le 14 juillet 2006

P.S.

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