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Corneille-Molière : itinéraire d’un sceptique
par Martin Winckler

8 avril 2007

L’article qui suit a été écrit pour et mis en ligne sur le site de l’Affaire Corneille-Molière de l’Association Cornélienne de France. Si ce que je raconte ici vous intéresse, je vous invite à en apprendre plus en vous rendant sur ce site littéraire consacré à l’une des mystifications les moins connues et les plus passionnantes de l’histoire de France.


Ma première rencontre avec l’Affaire Corneille-Molière date de fin 2002. J’étais alors chroniqueur à France Inter et je cherchais des sujets "amusants et nouveaux" à aborder chaque matin pendant mes trois minutes d’antenne. Pour « réveiller » les auditeurs, puisque telle était ma mission. A cet effet, je rendais régulièrement compte de livres ou d’articles provocateurs, dont le contenu ébranlait les idées reçues dans les domaines les plus divers : scientifiques, historiques mais aussi littéraires. Très intéressé par les supercheries littéraires, je lis à l’antenne, le 20 février 2003, une chronique intitulée « Qu’est-ce qu’un auteur supposé ? »
dans laquelle je parle de Vian, de Queneau, de Gary, et bien entendu de Pierre Louÿs.



Le lendemain, au détour d’une chronique intitulée "Qui a écrit la Bible ?", je mentionne la théorie selon laquelle Corneille serait l’auteur de certaines pièces de Molière. Et, deux mois plus tard, je consacre ma chronique aux travaux de Dominique Labbé. Avec toutefois un fort préjugé « moliériste », comme c’est prévisible de la part de quelqu’un qui a été (dé)formé par l’Education Nationale.

On est en 2003, j’appuie ma contre-argumentation du travail de Dominique Labbé (dont je ne connais alors que les textes mis en ligne) sur les articles, également lus en ligne, du moliériste Georges Forestier.

Peeters et Labbé

Quelques mois plus tard, à l’occasion d’un passage à Bruxelles, je rencontre Benoît Peeters, qui me parle d’un des livres qu’il va publier aux Impressions Nouvelles, Corneille dans l’ombre de Molière, de Dominique Labbé. Très amicalement, il me l’envoie et m’incite à le lire attentivement. Ce que je fais volontiers, car j’ai tout de même été troublé par « l’Affaire ».

Médecin de formation, je suis toujours très sensible aux démarches scientifiques assumées et clairement expliquées, et très soupçonneux devant les arguments d’autorité ou les anathèmes ex cathedra. Ce qui me touche immédiatement dans le livre est l’esprit méthodique, scientifique, dans lequel D. Labbé a conduit ses recherches. En lisant son livre, je suis frappé par la modestie de l’auteur et par la rigueur de ses propos.

De plus, l’ouvrage déploie des arguments - historiques et littéraires - qui répondent de manière satisfaisante mais jamais autoritaire - à certaines des questions que je me pose. Sa sympathie ouverte pour Molière défenseur du théâtre de Corneille montre de plus qu’il ne s’agit pas pour lui de noircir l’un pour amener l’autre à la lumière, mais tout simplement de rétablir la réalité des faits.

A la lecture, il m’apparaît clairement que les théories énoncées par Dominique Labbé ne sont pas le produit d’un fantasme - il rend d’ailleurs largement hommage à ceux qui l’ont précédé dans la mise au jour de la collaboration Corneille-Molière - mais le résultat de recherches soigneuses menées par plusieurs auteurs.

Et, de part et d’autre de la controverse, la différence de traitement saute aux yeux : alors que Dominique Labbé expose sa théorie en avançant chaque élément avec mille précautions, G. Forestier affirme sans jamais faire partager le « savoir » et les recherches sur lesquels il a assis, depuis longtemps, ses affirmations et ses certitudes.

Recoupements

L’outil internet aidant, je cherche d’autres sources qui, en recoupant celles que j’ai déjà lues, m’aideront à me faire une opinion personnelle. Et je suis frappé du fait que du côté des moliéristes il n’y a pas vraiment d’argumentation ou de discussion, seulement un rejet en masse - ce qui me rappelle la doxa médicale, les dogmes auxquels il ne faut pas s’opposer, les affirmations des mandarins qu’il est impossible de remettre en question.

Je dois préciser ici que je ne suis pas spécialiste de littérature classique (je suis même plutôt ignorant à ce sujet) ni même féru d’histoire, mais que j’accorde beaucoup de valeur aux argumentations construites, logiques, étayées, qui accordent leur place au doute et à l’humour, sans jamais oublier de préciser au lecteur ce qui est avéré et ce qui est de l’ordre de l’hypothèse.

J’ai lu tout récemment (en 2005-2006) une magnifique biographie de Shakespeare, Will in the World, signée par Stephen Greenblatt, spécialiste mondialement reconnu de l’œuvre du Barde. L’auteur y fait la synthèse de tout ce que l’on sait sur Shakespeare, y retrace l’itinéraire probable du dramaturge en se fondant sur les traces laissées par ses contemporains, resitue l’histoire du jeune Will dans le contexte historique, explique très précisément les enjeux sociaux et religieux de sa carrière, analyse avec subtilité tragédies, farces et sonnets pour en élucider les sens cachés - le tout, sans omettre aucune zone d’ombre ni contourner les difficultés : quand on ne sait rien, il dit qu’on ne sait rien ; quand il existe plusieurs hypothèses, il les cite toutes ; quand il adopte l’une d’elles, il explique pourquoi, et insiste sur le fait que d’autres peuvent ne pas être d’accord...


"L’Affaire Molière"

C’est cette méthode que je reconnais dans l’essai L’Affaire Molière (2004), de Denis Boissier, lorsque j’ai enfin l’occasion de le lire. Sa démarche, complémentaire de celle de D. Labbé, répond simplement et clairement aux questions de simple bon sens que se pose toute personne intéressée par l’ « Affaire » - et souligne tout que les moliéristes, en revanche, balayent d’un revers de la main sans vouloir le prendre en considération. Quand on lit L’Affaire Molière, il ressort clairement, pour le plus ignorant des lecteurs (dont je suis) que les relations entre Corneille et son metteur en scène ne peuvent se comprendre faute de bien connaître les mœurs de l’époque et d’avoir correctement examiné les pièces du dossier sous tous leurs angles.

Ecrit comme un roman policier, s’appuyant non seulement sur les faits historiques mais aussi sur des analyses de textes comparatives nombreuses et convaincantes (même si j’ai parfois un peu de mal à en comprendre les subtilités stylistiques), l’ouvrage de Denis Boissier achève de me convaincre : Molière n’a jamais été écrivain. Il n’en avait ni les qualités, ni le temps, ni même la vocation. C’est un metteur en scène et un organisateur de spectacles, un Jérôme Savary avant l’heure, entièrement au service du Roi Soleil. Dans son ombre, tel Gary derrière Ajar, Corneille a entamé une deuxième carrière lorsque L’Illustre Théâtre s’est installé au Palais-Royal et s’est mis à monter ses pièces anciennes sous son nom et les nouvelles sous celui du chef de troupe, comme c’était si souvent la coutume à l’époque.

Lutter contre les dogmes

Ici, une autre précision : je ne suis pas sceptique par nature, mais par formation. De mon enfance passée auprès d’un homme plein de bon sens, de mon année d’adolescence aux Etats-Unis, de ma collaboration durable à une revue scientifique j’ai gardé l’habitude de toujours poser la question gênante, de mettre le doigt sur la contradiction visible, de soulever l’hypothèse oubliée. Et s’il n’est pas toujours facile de connaître la « vérité » d’une énigme, il est en revanche toujours possible d’apprécier l’intégrité intellectuelle et l’ouverture d’esprit des divers interlocuteurs, qu’ils avancent une thèse « farfelue » ou défendent un dogme depuis longtemps établi. Des dogmes, en médecine, j’en ai bouffé plus que je ne pouvais en digérer, et j’ai découvert qu’ils étaient aussi faux qu’indigestes. Je n’ai, depuis, jamais eu de cesse de les dénoncer - arguments scientifiques à l’appui - et de lutter contre l’obscurantisme qu’ils contribuent à entretenir.

Dans la démarche de Dominique Labbé, de Denis Boissier et des autres auteurs cornéliens face à l’Université, je reconnais ma propre contestation des institutions médicales, telle que je l’ai mise en scène dans Les Trois Médecins (P.O.L, 2004). Ce n’est évidemment pas la seule raison (ni même la première) pour laquelle je me suis intéressé à l’Affaire Corneille-Molière, mais elle compte pour beaucoup dans mon appréciation des arguments des uns et des autres. D’un côté, une poignée de francs-tireurs armés de patience, de bon sens et d’humour. De l’autre, des poussahs psychorigides installés dans une forteresse...

Mais adhérer à une théorie saine, solide et satisfaisante pour l’esprit ne me suffisait pas tout à fait. J’avais envie, moi aussi, d’en découdre avec l’institution - hors de l’enceinte des facultés de médecine, cette fois-ci.

Un projet romanesque

N’étant pas historien de la littérature, je ne pouvais pas écrire d’article ou de livre savant sur un sujet pareil. Mais je pouvais envisager de synthétiser ce que j’avais appris sur la plus grande supercherie littéraire de l’Histoire de France dans un livre qui, à son tour, éclairerait d’autres lecteurs.

Mon modèle, en ce domaine, est The Daughter of Time (La Fille du Temps), modeste mais puissante fiction de la romancière britannique Josephine Tey (1896-1952). Publié en 1951, ce roman policier met en scène Alan Grant, enquêteur habituel de l’auteur, cloué dans un lit d’hôpital par une fracture de jambe. Intrigué par un portrait de Richard III, en qui il ne parvient pas à voir un assassin, Grant se fait aider par des amis pour découvrir, dans la littérature historique, si le personnage perfide mis en scène par Shakespeare a, réellement, fait assassiner les fils de son frère Edward IV.

Lorsqu’il découvre la vérité, Grant apprend que celle-ci est depuis longtemps connue des historiens... mais que la littérature et la légende ont un impact bien plus durable sur l’imaginaire collectif. The Daughter of Time (« la vérité est la fille du temps », dit un vieux proverbe anglais) est à la fois un passionnant roman d’énigme, une lumineuse leçon de recherche et d’analyse historique, et une « contre-fiction » visant à la réhabilitation d’un personnage méconnu. Très connu et respecté en Angleterre, l’ouvrage est constamment cité dans les articles historiques généraux concernant Richard III et son règne - ce qui, pour un roman de « mauvais genre », n’est pas le moindre honneur.

Le « Molière Code »

Mon ambition avouée, à l’heure où j’écris ceci, serait - avec la collaboration de Denis Boissier et de l’Association Cornélienne de France - d’écrire un roman contemporain qui aurait la même ambition que celui de Josephine Tey : raconter, sous une trame de roman policier, l’enquête de quelques personnages autour de l’Affaire Corneille-Molière. J’ai d’ores et déjà tracé les grandes lignes de ce projet, intitulé La Maison Molière, dans une chronique radiophonique mise en ligne par ArteRadio.com. On peut l’entendre à l’adresse suivante.

La transcription de cette chronique peut par ailleurs être consultée à cette adresse

L’ambition de ce roman, qui alternerait reconstitution historique et thriller serait ni plus ni moins d’ébranler les certitudes d’une France malheureusement beaucoup trop repliée sur ses archaïsmes. Avec le sérieux et l’humour du roman de Josephine Tey et - on peut rêver - le succès populaire du Da Vinci Code !

Plus que jamais Corneille et Molière valent largement la peine qu’on leur consacre un roman d’aventures !


Merci à Denis Boissier et à l’Association Cornélienne de France.

P.S.

Le site officiel de l’Affaire Corneille-Molière




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