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Une journée de bd et d’émotion
par Marc Zaffran

23 octobre 2007

Le dimanche 21 octobre 2007, à presque 52 ans, j’ai vécu une expérience assez extraordinaire, au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Dans le cadre d’une exposition intitulée De Superman au Chat du rabbin, consacrée aux auteurs juifs dans la bande dessinée, Didier Pasamonik, éditeur et critique de bande dessinée, animait une journée consacrée à la bande dessinée et tout particulièrement aux auteurs de New York et de la côte est des Etats-Unis.
Je connais Didier P. depuis longtemps : bien avant que je ne devienne un écrivain connu, il m’a aidé à gagner ma vie de médecin à temps partiel devenu traducteur à temps plein en me confiant des traductions de comic-books.



Il y a quelques années, il m’a confié deux articles - l’un consacré à Maus d’Art Spiegelman, l’autre aux signes de la judéité chez les super-héros de comics - à paraître dans un livre-fleuve intitulé La Diaspora des Bulles, qui devrait paraître en 2008 chez Denoël, « si dieu veut », comme disait ma mère....

Et je le soupçonne également fortement de m’avoir dénoncé à plusieurs reprises comme étant un « écrivain sérieux » susceptible de parler de comics dans des journaux français. Ce qui m’a valu, en particulier, la chance de publier en 2003 Super Héros (éditions Epa), un livre magnifiquement illustré dans lequel je rends hommage aux héros dessinés de mon enfance.

A l’occasion de la journée organisée au MAHJ autour des auteurs de BD newyorkais, ce dimanche 21, Didier m’avait proposé de venir « raconter » les super-héros, ce qui était déjà un honneur et un plaisir. Mais Corinne Bacharach et Anne-Hélène Hoog, qui organisaient la journée m’ont également donné l’occasion de vivre deux autres moments exceptionnels.

Au mois de septembre, Didier Pasamonik, le cinéaste Michel Grosman et moi-même sommes allés à la rencontre d’un artiste-peintre [1] de talent, Marcel Gotlib, qu’on ne présente plus, pour l’écouter parler de l’influence qu’avaient eu sur son travail Mad Magazine et son créateur, Harvey Kurtzman. De cette rencontre de quelques heures, Michel Grosman a tiré un documentaire de 20 minutes, rafraîchissant et éclairant, qui aborde l’influence de Kurtzman non seulement sur Gotlib, mais aussi sur René Goscinny, qui a travaillé à New York dans le studio de Kurtzman, et aussi sur la présence « subliminale » de la judéité et de la Shoah dans le travail de Gotlib.

La deuxième expérience a eu lieue live au MAHJ, le 21 octobre. Après une passionnante conférence de Eddy Portnoy [2] sur les comic-strips dans les journaux Yiddish d’Amérique du Nord et une table ronde autour de la figure de Will Eisner, les organisateurs avaient invité l’un des plus grands artistes de comic-books du 20e siècle, l’immense Joe Kubert.

Ce grand monsieur de 81 ans, qui a commencé sa carrière à l’âge de 12 ans !!! et n’a jamais, selon ses propres dires, cessé de travailler depuis, a dessiné nombre de superhéros depuis les années 40 - Hawkman en particulier - il a repris le personnage de Tarzan dans les années 70 et magnifiquement adapté les premiers romans de E.R. Burroughs, et a co-créé plusieurs autres personnages, tels Tor (une sorte de Tarzan préhistorique), The Viking Prince et, avec les scénaristes Bob Haney et Bob Kanigher, deux figures « réalistes » tout aussi marquantes : le sergent Frank Rock, un G.I. de la deuxième guerre mondiale, et Hans von Hammer « The Enemy Ace », aviateur allemand (oui, allemand) de 1917.

J’ai commencé à lire les aventures de Rock et de Von Hammer à peu près à l’âge où Kubert a commencé à vendre ses dessins et elles m’ont accompagné pendant toute mon adolescence, jusqu’au tout début des années 70.
Tout de suite, j’ai aimé son trait, la silhouette élancée de ses personnages, leur visage grave aux sourires chaleureux. De plus, ces comics d’apparence guerrière (et publiées dans des magazines souent lus par les jeunes gens qui partaient en Corée ou au Vietnam) étaient ouvertement animés d’un puissant sentiment pacifiste. Les scénarios de Kanigher (qui écrivit la quasi-totalité des « Sgt Rock » et des « Enemy Ace ») représentaient la guerre comme une catastrophe souvent insensée, à laquelle il faut d’abord survivre avec dignité. Le choix d’un aviateur allemand de la première guerre mondiale, manifestement inspiré par des figures authentiques comme Manfred Von Richtoffen, indiquait clairement au jeune public qu’il ne fallait pas confondre « allemand » et « nazi ».

Pour un garçon juif qui n’avait pas connu la guerre mais dont le grand-père a disparu en 1915 à Roclincourt, et dont le père a bien failli, lui aussi, laisser sa peau pendant la débacle de 1940, ces deux personnages de comic-book, qui n’avaient rien de superhéros étaient extrêment réparateurs. Ils ne glorifiaient la guerre en rien et devaient le plus souvent leur survie à leur courage, à leur obstination, à leur générosité, à leur solidarité à l’égard de leurs camarades - Rock est une sorte de père de famille mère poule pour sa compagnie, Easy Co. - et, paradoxalement, envers leurs adversaires : Von Hammer est le pilote de chasse le plus maladivement loyal et chevaleresque qui soit.

Loin de moi, bien entendu, l’idée de réduire l’importance de Kanigher dans la création de ces personnages et la morale qu’ils exprimaient, mais je n’aurais jamais lu ces comics si le dessin de Kubert ne m’avait pas profondément touché. Kanigher était un scénariste hyperactif et extrêmement prolifique, comme l’étaient en France Jean-Michel Charlier et Greg dans les années 50-70, comme le sont aujourd’hui un Jean Van Hamme ou un Johann Sfar. Il écrivait un très grand nombre de comics de guerre, pour une flopée de dessinateurs. Mais à mes yeux, aucun d’eux ne communiquait l’atmosphère souvent désespérée de ses scripts aussi bien que le faisait Joe Kubert.

Hier j’ai vécu une journée symboliquement importante en ce qu’elle résumait beaucoup de choses dans ma démarche et mes « déterminants » personnels. J’étais en tant qu’écrivain, invité par le musée d’art et d’histoire du Judaïsme. à présenter les super-héros... et l’inscription de la judéité parmi certains d’entre eux et non des moindres (Superman, Batman, The Fantastic Four, The Silver Surfer...). J’ai contribué au documentaire consacré à Gotlib et j’ai eu l’occasion, après sa projection, de citer Georges Perec pour expliquer l’inscription cryptée de la judéité (et de la Shoah) dans le travail du dessinateur français.

J’ai renoué avec mon enfance en rencontrant Joe Kubert et j’ai pu lui témoigner ma gratitude en lui offrant et en lui dédicaçant Superhéros, dans les premières pages duquel apparaissent plusieurs de ses dessins. J’ai trouvé dans quatre planches autobiographiques plutôt drôles exposées au musée un écho de ma propre vie de travailleur forcené. J’ai pu lui faire raconter comment il a créé son école de dessinateurs de comics et comment deux de ses fils, Adam et Andy, y ont étudié. Ils sont aujourd’hui à leur tour deux pointures du comic-book et, comme le dit bien leur père, ce n’est pas parce qu’ils sont « les fils de » mais parce que, dans un métier où les talents ne manquent pas, ce sont de très bons dessinateurs.

Bref, je me suis trouvé face à quelqu’un qui n’aurait pas vraiment pu être un « maître » ou un « mentor » puisque je suis écrivain et non dessinateur, mais dont l’itinéraire n’en est pas moins, à mes yeux, exemplaire. Autrement dit : un modèle. Et si j’ajoute qu’il y avait là aussi l’aîné de mes fils, qui venait se faire dédicacer son album de Tarzan et parler à Joe Kubert, ravi, du travail de son fils Andy... vous comprendrez à quel point cette journée a compté.

On n’échappe jamais complètement à son enfance, dit-on. Mais parfois, on est très heureux de découvrir que notre enfance n’a pas cessé de nous accompagner.

Marc Zaffran (Martin Winckler)


[1L’expression n’est pas de moi, mais de Georges Perec, dans l’index de La Vie Mode d’Emploi

[2Pour lire des articles d’Eddy Portnoy, je vous recommande la revue en ligne Guilt and Pleasure




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