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Un mauvais film et une mauvaise action - à propos de "Les Bureaux de Dieu" de Claire Simon
par Martin Winckler

29 novembre 2008

L’idée initiale des Bureaux de Dieu part d’un bon sentiment : montrer le quotidien d’une antenne parisienne - du moins, on comprend qu’elle est sûrement située à Paris ou en proche banlieue - du Planning Familial. Le quotidien de la poignée de militantes qui y reçoivent des femmes, jeunes et moins jeunes, et souvent des couples, pour des questions allant de la demande de contraception en urgence à l’information sexuelle, en passant par la grossesse non désirée plus ou moins avancée et les conflits conjugaux. Sujet éminemment respectable, en particulier aux yeux de votre serviteur. [1] C’est donc avec la plus grande sympathie que j’ai regardé le film de Claire Simon, dont on m’avait envoyé une copie DVD afin que je le voie en préparation d’un débat suivant une projection publique.

Après l’avoir vu, j’avais envie de me jeter par le balcon du film, en inhalant toute la fumée que les acteurs y produisent dans les scènes « de transition », histoire que mon cancer du poumon se déclare avant que je percute l’asphalte. C’était une réaction un peu violente. Alors, j’ai préféré écrire le texte qui suit.



Les Bureaux de Dieu avait mis plein d’atouts de son côté. Par son sujet, et par le dispositif apparent qu’a choisi sa réalisatrice : elle a confié le rôle des professionnels du lieu à des comédien(ne)s chevronné(e)s - Nathalie Baye, Nicole Garcia, Marie Laforêt, Béatrice Dalle, Isabelle Carré - mais aussi à une figure symbolique du féminisme, la cinéaste Marceline Loridan-Ivens ; ajoutez-y Michel Boujenah et Emmanuel Mouret ainsi que la caution du Planning par la présence de Maïté Albagly, secrétaire général du MFPF au moment du tournage. Face à ces figures solides, assurées d’attirer la sympathie du public, des non-professionnel(le)s tiennent les rôles des patient(e)s. Je dis « patientes » car il ne fait dans mon esprit aucun doute que les personnes qui consultent dans un Planning souffrent (ne serait-ce que d’inquiétude ou de mésinformation), et que les personnes qui les y accueillent sont des soignants.

Le spectateur, le narrateur et le professionnel que je suis était donc en droit d’attendre beaucoup de ce film. Le moins que je puisse dire est que je suis profondément déçu. Et plus que ça ; je suis très en colère.

Pour un spectateur, même le plus ouvert, Les Bureaux de Dieu est un mauvais film. Il ne propose aucune narration, c’est une suite de saynètes sans lien ni liant entre elles - pas même dans les relations des conseillères, qui ne sont pas traitées sinon par des scènes sans aucune substance, dont on a le sentiment qu’elles sont là pour meubler et qui ne constituent en aucune manière un « fil rouge ». L’occasion était pourtant belle de profiter, par exemple, du personnage de Pierre, le jeune conseiller stagiaire (interprété par Emmanuel Mouret), et de le propulser dans le centre, de l’immerger dans les consultations et les rencontres pour qu’il soit le représentant (et le double) du spectateur. Mais ce personnage qui aurait pu passer (et nous faire passer) de l’innocence à l’initiation est aussi sous-exploité que les autres.

En dehors d’un long numéro pendant lequel il explique qu’il n’a rien compris à une situation difficile et d’une scène de cuisine où on le voit essayer des bagues (manière pas très subtile de nous suggérer qu’il est gay ?), il n’a rien à faire. Et surtout, le jeune comédien est très, très mauvais, sans qu’il soit possible de savoir si c’est juste lui ou l’absence de direction d’acteur qui est responsable de ce ratage. N’est pas qui veut le Luchini ou le Bresson de Perceval le Gallois.

Tout le film est à l’image de ce personnage gâché : dénué de progression narrative, le film n’a ni queue (sans jeu de mot grivois !) ni tête ; et pourtant, ce ne sont pas les « gueules » d’actrices qui manquent. Mais les comédiennes ne jouent pas bien. Baye et Garcia ne sont pas mauvaises - elles seraient bonnes en lisant le bottin ; Isabelle Carré, manifestement, se donne beaucoup de mal, mais Marie Laforêt, Rachida Brakni et Anne Alvaro sont inexistantes et B. Dalle mutique. Les non-professionnelles, elles, sont inégales, ce qui est compréhensible, et on aurait mauvais esprit à le leur reprocher, car c’est le rôle de la réalisatrice de s’assurer (pendant le casting, pendant le tournage) qu’elles sont bonnes. Malheureusement, la plupart ne le sont pas.

Et si, dans l’ensemble, tout ce petit monde joue assez mal, c’est parce que le scénario n’est pas écrit et les dialogues incohérents. On le sent particulièrement bien lorsque certaines « conseillères » (Dalle, Garcia) offrent en réponse aux plaintes ou aux affirmations de femmes des phrases dénuées de sens ou sans rapport avec ce qui vient d’être dit. Ou lorsque, pire encore (j’y reviendrai), elles font de la psychanalyse de bazar.

Autre élément très significatif : personne ou presque n’est appelé par son nom ou désigné par une fonction qui permette de savoir qui est qui, et qui fait quoi. Ainsi, impossible de savoir, avant le générique que le personnage interprété par Anne Alvaro est médecin quand tout ce qu’on la voit faire (sans qu’il y ait aucun lien entre ces scènes) c’est 1° répondre au téléphone, 2° éteindre les lumières, 3° courir dans les couloirs 4° sortir une nuisette d’un sac et 5° regarder Nathalie Baye (qui est manifestement une conseillère, pas un médecin) « expliquer » (très mal) l’examen gynécologique à un groupe d’adolescentes.

Et il m’a fallu plusieurs minutes avant de comprendre que Michel Boujenah interprétait un médecin. La moindre des choses, dans un Planning comme dans un film, serait de dire clairement à qui on a affaire. Or, la confusion règne autant dans le film que dans les bureaux où il se déroule.

Enfin, il n’y a pour ainsi dire aucune interaction entre les personnages « principaux » du film, la seule scène (et on devrait dire « Cène », compte tenu du fait que les personnages sont assis à une table face caméra comme dans le tableau de Léonard) qui en rassemble la majorité ne dit rien sur leurs relations ou leur travail d’équipe. Comme beaucoup d’autres, la scène est creuse. Et le fait qu’elle soit la seule où figurent en même temps presque toutes les "têtes d’affiche" donne à penser qu’il n’y a pas eu grand effort pour les faire travailler ensemble.

Les patient(e)s ne sont pas mieux loti(e)s. Commençons par les hommes. On souffre devant la succession de clichés alignés par le scénario, à commencer par le misérabilisme obligé des femmes victimes des hommes, maris ou pères (manifestement, les femmes elles-mêmes, la famille, la société ou les médecins ne sont jamais responsables de leurs malheurs...) ; en continuant avec le fait que dans la majorité des cas, les hommes ne sont pas vraiment montrés sous un jour positif, pas même le père accompagnant sa fille porteuse d’une grossesse avancée et qu’on envoie à Barcelone, et dont la seule fonction semble d’être de signer le chèque d’adhésion au Planning et de dire qu’elles peuvent « garder la monnaie ».

En dehors du personnage de Boujenah et de Pierre-l’apprenti-dépassé-par-les-événements-et-peut-être-gay-parce-que-ça-expliquerait-qu’il soit-si-sensible-ce-garçon-dans-ce-monde-de-brutes-masculines (encore un cliché !) les hommes qu’on voit se succéder sont essentiellement : un jeune maghrébin agressif demandant qu’on examine sa copine pour vérifier qu’elle est bien vierge ; un mari éploré et prostré ; le père mutique servant de planche à billet dont j’ai parlé plus haut. Point final. Le discours des femmes mentionne des maris agressifs et des amants jaloux, des copains sous neuroleptiques pas tout à fait concernés, des amants qui tiennent (encore) à la virginité avant le mariage tout en ne voyant pas d’inconvénient à avoir des relations sexuelles avec celles qu’ils auraient aimé voir rester vierge (!), et enfin un homme aimé qui a mis trois fois enceinte une pauvre prostituée bulgare déjà grand-mère, laquelle « ne veut pas lui dire qu’elle avorte de son enfant pour la troisième fois, puis qu’elle est amoureuse et tient à lui » ! (Comprenne qui pourra.)

Le jeune homme agressif du début, qu’on aurait aimé revoir dans une scène avec un(e) conseiller(e) et l’amie dont il veut vérifier la virginité, ne réapparaît pas. Mais on nous en parle dans une longue scène entre Emmanuel Mouret, Lolita Chammah et Nicole Garcia, le long d’un couloir. Point final. C’est évidemment plus facile que de traiter le sujet. Reste une succession de « morceaux de bravoure » (les entretiens/confessions/inquisitions) au cours de laquelle le traitement des personnages féminins n’est pas meilleur. Les conseillères « ainées » sont des bourgeoises bon teint ; la plupart des femmes qui consultent sont étrangères ou d’origine étrangère et deux des trois « françaises de souche » identifiables comme telles dans le film sont des bourgeoises à écharpe Hermès et à collier de perles. L’attitude de la cinéaste à l’égard de toutes hésite entre le mépris, la condescendance, l’ironie et la complaisance. Il n’y a là aucune sympathie, aucune chaleur, aucune complicité, aucune "sororité" palpable...

La construction visuelle du film n’est pas seulement inconsistante et paresseuse (on ne comprend rien au fonctionnement du lieu ni à sa topographie) elle est incohérente et contradictoire. Sur un plan strictement formel, le film semble vouloir jongler avec deux genres : la fiction réaliste et le documentaire. Or, la fiction est ratée et (pour des raisons que je développe plus loin) le contenu documentaire est profondément discutable. Je ne dis pas que ce mélange des genres est impossible à tenir - je pense en particulier à « Un conseil de classe très ordinaire », une production théâtrale des années 70/80 qui mettait en scène le texte intégral d’un conseil de classe enregistré clandestinement par un des participants. Deux lignes à la fin du film indiquent que le scénario est inspiré de « scènes réelles » observées dans un ? des ? Planning entre 2000 et 2007.

Mais malgré cette source d’inspiration, Les Bureaux de Dieu, n’est ni un documentaire ni une fiction, ni une fiction documentaire - et encore moins une fiction documentée, j’expliquerai pourquoi. D’un point de vue narratif et cinématographique, on ne sait pas dans quoi on est. Où est le point de vue ? Où est le propos ? Nulle part, puisqu’il n’y a ni début, ni milieu, ni fin. Ce n’est ni Vincent François, Paul et les autres de Claude Sautet, ni Cléo de cinq à sept d’Agnès Varda. Et encore moins du Godard ou du Marguerite Duras... Et la brochette de comédiennes n’est même pas un atout puisque finalement, chacune n’est à l’écran que quelques minutes et qu’elles ne font que se succéder, sans qu’il y ait de relations entre elles, ni de fil narratif qui leur donne une raison d’être.

Par ailleurs, ce qui leur est donné à faire est au mieux, inconsistant, au pire, agaçant. Nathalie Baye est souriante, mais c’est à peu près tout. On souffre de voir Marie Laforêt jouer les infirmières incompétentes (elle dit qu’elle ne trouve pas les veines...). On est très irrité de voir Garcia prendre les femmes de haut et leur expliquer leurs actes manquée et on ne croit pas une seconde (dans une scène assez inepte et totalement inutile) qu’elle soit une apprentie-actrice qui n’arrive pas à mémoriser trois répliques d’Andromaque !!! Les dialogues sont affligeants de lourdeur et truffés de ce small talk (répliques-passe-moi-le-sel) sans consistance dont le cinéma et la télévision française « de qualité » sont malheureusement friands. Comme si « l’atmosphère » ou la « psychologie » ou le « réalisme » des personnages ne pouvait être intelligible au spectateur que par des expressions toutes faites.

Oh, il y a des silences. Mais eux aussi pèsent une tonne. Ces scènes muettes (je devrais dire « fumées », puisque tous ou presque se retrouvent sur le balcon pour y fumer comme des pompiers) sont inutiles, n’apportent rien à l’action, et sont insupportables tant elles cherchent à être lourdes de sens (N. Baye allongée sur la moquette ou Béatrice Dalle soufflant sa fumée pour bien qu’on comprenne qu’elles en entendent des vertes et des pas mûres, c’est pas facile ce boulot, hein ? hein ?) Et ne parlons pas de la bande-son avec trompette masquant les dialogues, bruits de voiture en permanence et, dans la scène finale, envolée musicale type château de Versailles sur visage de prostituée bulgare. D’un mauvais goût consommé.

Le plus grave, cependant, est que ce film mêle, en les racontant très mal, les histoires vraies et terribles de certaines femmes avec un monceau d’erreurs factuelles et d’approximations insupportables sur le plan médical, psychologique, éthique. Les Bureaux de Dieu pouvait avoir aussi pour objectif de partager avec les spectateurs les informations qui sont en principe données aux femmes dans les Planning - sur la contraception, la grossesse, la sexualité, l’IVG... Mais sur ce point, Claire Simon et ses co-scénaristes (issues du Planning ?) n’ont pas pris la précaution de faire relire leur scénario par quelqu’un qui vérifie la précision et l’exactitude de ce qu’elles font dire à leurs personnages. Malheureusement, au cinéma comme à la télévision, les « auteurs » français ne cherchent pas à savoir ce qu’est la réalité. Ils se contentent de l’inventer ou de l’interpréter à leur sauce. Ce n’est pas seulement paresseux et prétentieux, c’est terriblement dommageable s’agissant d’un sujet pareil.

Quelques monstrueuses inexactitudes :

- Une conseillère de planification ne PEUT PAS donner une plaquette de pilule « juste comme ça » à une jeune femme comme le fait Nathalie Baye dans la première scène !!! C’est illégal, c’est irresponsable et ça pose un problème médico-légal qui peut coûter cher, à la conseillère comme au Planning où elle travaille. Il est bien sûr toujours possible de dépanner une femme qui prend DEJA la pilule mais on ne file pas une plaquette de pilule à une femme qui la prend pour la première fois sans qu’un médecin lui ait posé un certain nombre de questions indispensables. [2]. Remettre nonchalamment une plaquette de pilule comme N. Baye le fait dans le film, en conseillant à la jeune fille "de revenir plus tard voir un médecin" (ou dire qu’une conseillère peut donner une pilule "puisqu’elle délivre aussi la pilule du lendemain", ce qu’affirme d’ailleurs le personnage de N. Garcia plus tard), c’est donner aux spectatrices le sentiment que la pilule ça se distribue comme les capotes, ce qui est tout à fait faux. Attention, je ne dis pas que seuls les médecins devraient délivrer une contraception : ainsi, je suis personnellement scandalisé que les sage-femmes n’aient pas le droit de prescrire la pilule plus de trois mois, ni de poser un implant ou un DIU : elles font des choses bien plus compliquées que ça, et la délivrance de la contraception par sage-femmes et infimrières spécialisées est déjà un état de fait dans d’autres pays moins hiérarchisés que la France. Mais il est tout à fait scandaleux de laisser entendre qu’aujourd’hui, dans ce pays, les conseillères du Planning peuvent délivrer une pilule sans avis ou supervision médicale. Lorsqu’elles le font, c’est illégal. Il aurait fallu le dire et l’assumer clairement dans le film, mais ce n’est pas le cas.

Information sur le fonctionnement du Planning et information juridique = zéro pointé.

- Les DIU (« stérilets » ) existent depuis la nuit des temps, l’implant depuis 2001, mais en dehors de la pilule, dans ce film, y a aucun bon moyen de contraception, puisque l’implant n’y existe pas, et dans le monde des Bureaux de Dieu on est enceinte avec un DIU !!!! Il y avait deux douzaines de choses importantes à dire à la place des dialogues creux de remplissage que nous inflige Claire Simon. En pratique, si le personnage de la femme « enceinte sur DIU » avait été enceinte sur pilule (sans oubli ! et oui... ça arrive), il aurait été approprié (et vrai) de dire que contrairement à ce qu’on entend le plus souvent, une grossesse sur DIU c’est plus rare qu’une grossesse sur pilule. Et là, on faisait passer une info utile. Il était aussi possible (dans une scène où une jeune femme explique qu’elle est obligée de planquer sa boîte de pilule parmi les boîtes à lettres) de dire qu’une jeune femme même sans enfant peut utiliser un DIU ou un implant, et que le problème de la boîte à planquer (et des oublis qui découlent lorsque la boîte disparaît), alors, ne se poserait pas. Mais rien n’est fait dans le discours lénifiant des conseillères pour offrir à ces femmes (et aux spectatrices) une réponse à leur interrogation, des solutions préventives à d’autres accidents.

Information contraceptive du film = zéro pointé aussi.

L’incohérence des informations éclate quand, après avoir délivré une pilule sans aucune question, on laisse entende que la prise de sang et l’examen gynécologique sont utiles, voire indispensables, ou du moins incontournables. Or, dans la réalité, comme je l’ai déjà expliqué ailleurs sur ce site, prise de sang et examen clinique ne servent à rien, sinon à dissuader les femmes de consulter !!! C’est le consensus scientifique partout, sauf en France. Cela aussi aurait pu être dit et ça, cela aurait été vraiment révolutionnaire et militant. En effet, la plupart des médecins français ont l’impression qu’ils ne servent à rien s’ils ne collent pas deux doigts dans le vagin ou une aiguille dans le bras des femmes, adolescentes ou non, avant de leur prescrire une contraception - comme s’il fallait leur faire comprendre que pour baiser, faut payer le prix. Dénoncer ce comportement abusif dans un film aurait été une véritable œuvre de santé publique ; certes, cela aurait agacé les gynécos qui imposent aux femmes de revenir tous les trimestres pour quémander une pilule qu’ils peuvent leur prescrire pour un an, mais ça aurait incité les femmes à remettre en cause des dogmes médicaux qui les maintiennent dans la dépendance.

J’ai donc été particulièrement choqué par la scène où Marie Laforêt fait une prise de sang à une jeune femme et lui dit en outre (sans que cela donne lieu à la moindre continuité de scénario et nous indique quoi que ce soit d’utile sur le personnage, cela ne fait qu’augmenter la confusion) « Vous voulez vraiment la prendre, cette pilule ? »

De même, j’ai été choqué par la scène où Nathalie Baye, Anne Alvaro et Marceline Loridan parlent de l’examen clinique. M. Loridan déclare « Moi je vous conseille de vous faire examiner par une femme ». La phrase est le reflet d’une idéologie féministe tellement archaïque qu’elle est risible.

Aujourd’hui, ce qu’on peut recommander aux femmes de tous les âges, c’est

de ne pas se faire examiner si elles ne le désirent pas (N. Baye le suggère, mais dit le contraire juste après) : on ne peut pas obliger personne à se faire examiner et on peut parfaitement délivrer la pilule sans examen gynécologique (mais pas sans questions sur l’état de santé et les antécédents familiaux...)

de se faire examiner par qui elles veulent et qui les met le plus à l’aise : il y a plein de femmes qui ne veulent pas qu’une femme les examine et il n’y a pas à les culpabiliser sur ce point, ni à leur laisser entendre que « les femmes c’est mieux ».

Beaucoup de femmes sont les premières à déclarer que les femmes gynécos renferment dans leurs rangs une tripotée de peaux de vache, tout comme les hommes. Sur ce point, la parité ne fait aucun doute.

Information médicale et éthique, et critique du pouvoir médical = encore un zéro pointé pour le film de Claire Simon.

Plus insupportables encore, les déclarations fausses et les interprétations psychanalytiques à l’emporte-pièce.

Le faux, d’abord : j’ai écrit La Vacation en 1989, après six ans dans un CIVG, pour dire qu’une IVG, ça fait mal. Moralement, certes, mais aussi, qu’on le veuille ou non, physiquement, même si on doit tout faire pour que ça fasse le moins possible. Mais c’est logique : un accouchement, ça fait mal (même avec une péridurale, les femmes ont souvent mal après) ; une fausse couche, ça fait mal ; les règles, ça fait mal : alors une IVG ça peut faire mal. On doit soulager la douleur, mais dire « Ca ne fait pas mal » c’est faux, c’est mensonger, c’est stupide. Il faut que les femmes soient prévenues parce qu’autrement elles ont le sentiment d’avoir été trompées, et elles sont en colère, et elles ont raison.

Le psychanalytique de bazar, ensuite : la plupart des scènes d’entretien donnent le sentiment très désagréable qu’on a confié aux femmes la mission d’interpréter leur propre rôle, de raconter leur propre histoire (d’où un profond sentiment de voyeurisme, qui serait évidemment absent si le film n’était interprété que par des comédiennes), tout en demandant aux actrices de « jouer aux conseillères » sans que le dialogue soit préparé, écrit, construit. D’où les silences pesants de B. Dalle, les discours-fleuves d’Isabelle Carré, manifestement dépassée, et surtout les réponses/questions hautaines et les interprétations/jugements de N. Garcia.

(Je sais qu’elles jouent des personnages, mais comme leurs personnages sont inconsistants, on ne peut pas s’empêcher de penser que les comédiennes jouent un peu leur propre rôle)...

Or, le rôle d’une conseillère de Planning, ça n’est pas de cuisiner les femmes pour leur faire cracher leurs motifs cachés ; les femmes savent très bien parler d’elles-mêmes quand et si elles en envie de le faire. Et surtout, elles n’ont souvent pas de motif caché ou « inconscient » de se retrouver dans cette situation ! Elles ont fait des galipettes, elles n’avaient pas de contraception ou leur contraception a foiré, elles se retrouvent enceintes, ce n’est pas un grand acte manqué qui traverse les générations et leur tombe dessus. Toutes les grossesses accidentelles ne sont pas des actes manqués : on se retrouve enceinte avant tout parce que le corps humain est programmé pour se reproduire et que cette programmation-là, pas plus que la faim ou la soif n’est pas contrôlable en permanence ! !!!! Et le rôle des conseillères c’est de répondre aux questions, de rassurer, de déculpabiliser. Or, dans le film de Claire Simon, les conseillères posent les questions mais ne donnent aucune réponse ou conseil rassurant (et pourtant, il y en a à donner...), elles sourient à peine, elles ont l’air tantôt hyper blasées (N. Garcia), tantôt complètement dépassées (I. Carré, Rachida Brakni, M. Laforêt) par ce qu’on leur raconte. D’ailleurs, chose caractéristique, dans ce film on ne dit jamais « S’il vous plaît », « bonjour », « au revoir » ou « merci » ! Et alors que la moindre des choses, sur le plan éthique, est de demander l’autorisation à une femme de la recevoir en présence d’un stagiaire (et d’accepter qu’elle dise Non), dans Les Bureaux de Dieu les stagiaires sont imposés « parce qu’il faut bien qu’ils apprennent ». On ne peut pas faire plus autoritaire et plus culpabilisant.

Bref, sur le plan du discours informatif sur la contraception, la sexualité, l’avortement, le vécu des femmes et les contradictions qui les animent, et l’éthique du soin, Les Bureaux de Dieu n’est pas seulement un mauvais film, c’est une mauvaise action.

J’ai vu autrefois, dans les années 70, un tas de films militants, fauchés et maladroits, que je défendais bec et ongles parce qu’ils se battaient à contre-courant, et qui avaient le mérite d’être courageux (ils avaient été faits de manière semi-clandestine) et tentaient de faire passer un message destiné à éveiller les consciences. Mais malgré la prétention de « nouvelle nouvelle vague » affichée par la réalisation paresseuse de Claire Simon, Les Bureaux de Dieu n’ont aucune dimension militante : le film mêle misérabilisme (la pauv psychiatrisée qui peut pas garder l’enfant à cause de ses médocs), clichés insensés (la bourgeoise qui peut pas être enceinte parce qu’elle vient de changer de poste ; la jeune fille d’origine algérienne qui aime bien l’Algérie mais qui pense que vraiment là-bas ils sont attardés) et complaisance insoutenable (la prostituée bulgare enceinte par amour à trois reprises d’un seul et même homme et provoque en le disant l’étonnement de la conseillère --- comme s’il était vraiment surprenant qu’une femme soit toujours enceinte du seul homme avec qui elle ne se protège pas !!!)

Une scène en particulier a révolté le soignant que je suis, c’est celle où la conseillère interprétée par Isabelle Carré écoute une femme à l’accent hispanique lui expliquer, en larmes, qu’elle est enceinte sans savoir de qui, exactement, de son mari ou de son amant de passage ; la jeune conseillère est tellement interventionniste, tellement lourde, tellement maladroite dans son interprétation qu’il lui faut dix minutes pour comprendre ce qui tourmente cette femme, alors que c’est évident depuis la première phrase : cette IVG est une déchirure parce qu’elle avait envie d’être enceinte. Point final. Certes, elle souffre parce qu’elle n’avait pas prévu de se retrouver enceinte entre deux hommes qui revendiquent ou se rejettent le bébé (et elle avec), mais les hommes comptent pour du beurre dans son désir d’être enceinte. Et malgré ça, la conseillère n’arrête pas de lui balancer son mari, son amant, et même sa belle-mère !!! La scène est tellement grossière, que j’en avais honte en pensant aux femmes que je vois chaque semaine et qui me racontent des choses similaires avec une pudeur, un sentiment d’indignité et des conflits de loyauté dont on ne sent malheureusement pas la moindre trace dans la scène.

Seulement, pour savoir ce que les femmes ont sur le coeur, il ne faut pas poser de questions en rafale. Il faut laisser venir. Et quand ça ne vient pas, se concentrer sur du concret, de l’essentiel « Qu’est-ce que vous voulez faire, vous ? Comment puis-je vous aider à mener votre décision à bien, quelle qu’elle soit ? » Et non déblatérer hypothétiquement sur les motifs de l’entourage ! Et, juste pour enfoncer le clou : un professionnel de la relation, chère Claire Simon, ça a toujours une boite de kleenex à portée de la main, histoire de ne pas être obligé de sortir de la pièce afin d’aller en chercher, bon dieu !!! (A moins que la sortie d’Isabelle Carré dans cette scène n’ait été l’occasion, pour la réalisatrice, de faire un long plan « émouvant » de la femme éplorée, sanglotant sur son fauteuil. Mais je n’ose l’envisager... )

J’ai vu ce film un soir, tard, la veille d’une invitation à animer un débat après une projection publique. Cette projection, je n’y suis pas allé.

Je n’avais pas du tout envie d’aller démolir le film de Claire Simon en présence de la réalisatrice (elle était invitée elle auss). C’est son film, pas le mien. J’étais en colère, mais ça n’avait aucune importance. Et je ne doute pas que beaucoup de spectateurs seront touchés par ce film, par ce qu’il réveillera en eux. Qui suis-je pour leur dire qu’ils ont tort ?

Mais d’un autre côté, je ne pouvais pas "participer à un débat" en faisant comme si le film ne me posait aucun problème et ne pas réagir sous la forme d’un texte. Car ce film est éminemment discutable. D’un point de vue cinématographique, médical, éthique, moral.

Si j’avais un cours à faire à des étudiants en médecine au sujet de la demande d’IVG ou de l’échec de contraception, je ne le leur montrerais certainement pas Les Bureaux de Dieu. Je le leur déconseillerais même fortement.

J’ai fait transmettre une première version (à chaud) de cette critique à Claire Simon en lui disant que je ne refuserais pas de discuter, si elle en a encore envie après m’avoir lu ! (Et si elle avait envie de répondre à cette critique, mon site lui est ouvert, comme à tout lecteur/toute lectrice.) J’aimerais bien qu’elle m’explique le titre de son film. « Les Bureaux de Dieu », ne m’évoque rien et je trouve, après vision du film, qu’il est tout à fait inapproprié. Il aurait été intéressant de le justifier clairement par le contenu ou, à défaut, par deux lignes de dialogue. Quand on sort d’un cinéma, on doit pouvoir comprendre ce que veut dire (entre autres) le titre du film qu’on vient de voir. En sortant de Quantum of Solace j’ai compris que le titre convenait parfaitement (pour la première fois depuis longtemps, s’agissant d’un James Bond...).

En revanche, Les Bureaux de Dieu, vraiment, je ne vois pas ce que c’est. Sans doute parce que ça n’existe pas.

Martin Winckler

P.S.

PS : Dans une version précédente, j’ai malencontreusement confondu Claire Simon (auteur du film) et Claire Denis (elle aussi cinéaste). Toutes mes excuses à toutes deux.
MW


[1Je suis médecin vacataire de centre d’IVG et de CPEF - centre public de planification et d’éducation familiale - depuis 1983 et une demi-douzaine de mes livres, romans, essais et manuels pratiques, traitent de ce sujet inépuisable.

[2Non, il n’est pas nécessaire de l’examiner, comme le précise longuement un texte de ce même site !




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